David Lynch, le cinéaste de l’inquiétante étrangeté

Disparu le 15 janvier dernier à Los Angeles, David Lynch avait 78 ans. Si le monde retiendra de lui ses films aux univers surréalistes, teintés de l’étoffe des rêves, il laisse également des publicités pour les grands noms du luxe et encore plus personnel, les tableaux et dessins qu’il réalisait à ses heures perdues.

 

Diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Pennsylvanie, David Lynch est venu à la réalisation hollywoodienne via le dessin et la peinture, son projet de fin d’étude consistant à avoir animé ses œuvres picturales, de manière aussi innovante qu’amusante.

Mais déjà, son univers sombre aussi singulier que dérangeant, teinté d’humour absurde commence à faire merveille auprès de ses camarades et professeurs. Selon une légende toute aussi “lynchéenne”, tout serait parti d’un électro-choc : sa rencontre avec les œuvres torturées de Francis Bacon. 

 

Un sens du drama visuel qui va le poursuivre, au travers d’une dizaine de films en trente ans,  certains imprimant durablement la rétine des spectateurs, tels que Eraserhead, Mulholland Drive ou Blue Velvet. Moins chanceux à la télévision, il aura néanmoins mis au monde un OVNI télévisuel en deux saison : Twin Peaks.

 

Freaks et faux semblants

 

Si David Lynch était une œuvre musicale, il serait sans doute un morceau enlevé et innocent à l’image des  années 1950 qui l’on vu grandir et véritable âge d’or du consumérisme américain. Pour autant c’est méconnaitre son goût pour le bizarre, au point qu’un Theme from a summer place de Percy Faith, aussi naïf qu’angoissant par sa ritournelle instrumentale résumerait (trop) facilement le personnage. Un titre tout à la fois bonbon d’une époque et musique aseptisée d’ascenseur. Le natif du Montana conserve un lien étroit avec ses souvenirs d’enfance, faits de tartes à la cerise, de Drive-in et de Diners aux néons rouge servant burgers-frites et milkshakes. 

 

Comme le rappelle un de ses acteurs fétiches, Kyle MacLachlan (Dune, Blue Velvet,Twin Peaks), il conserve des souvenirs multisensoriels très précis comme l’heure à laquelle il aimait déguster ses milkshakes chez Bob’s Big Boy, de sorte qu’ils soient à une certaine température. Il fait preuve de la même méticulosité dans le choix de la musique de ses films, trouvant en Angelo Badalamenti, son double sonore.

 

Ce goût pour l’étrange et les “freaks” (personnalités bizarres physiquement comme psychiquement) serait né d’un choc visuel en présence de son frère : la vue d’une femme nue en pleine rue. Nullement émoustillé ou amusé, il avait plutôt explosé en sanglots, imaginant que le pire avait dû survenir, y compris dans une petite bourgade à l’aspect trop parfait pour être honnête. Il en tirera une leçon qui égrène l’ensemble de son œuvre selon laquelle même les villages les plus paisibles hébergent des gens dérangés qui commettent des choses qu’ils préfèrent garder secret. 

 

Ces petites villes sans histoires – du moins en apparence – il les connaît bien pour les avoir expérimentées à maintes reprises au gré des mutations de son père, chercheur dans le département d’agriculture américaine (USDA), marié à un professeur d’anglais. En l’espace de quelques années, sa famille et lui s’est mise ainsi à sillonner des villes reculées, comme Sandpoint, Boise (Idaho), Spokane (Washington), Durham (Caroline du Nord) ou encore Alexandria (Virginie).

 

La rencontre avec le père d’un de ses amis, peintre professionnel, fait office de révélation. David Lynch s’inscrit à des études de peintures à la Corcoran School of Arts and Design de Washington DC avant de poursuivre à la School of Fine Arts de Tufts de Boston, où il partage sa chambre avec le musicien Peter Wolf. Il y parfait sa passion pour la musique mais déteste le contenu de ses cours universitaires.

Rêves et espaces liminaires insolites

 

Autre choc de sa vie : sa découverte avec Philadelphie, un endroit qu’il perçoit comme sale et inquiétant et où il se découvre une passion pour les environnements industriels et les usines.

 

C’est dans cette ville, a priori inhospitalière, qu’il commence à s’atteler malgré lui à la réalisation. Ses études au sein de l’Académie des Beaux-Arts de Pennsylvanie lui révèle une nouvelle vocation mais aussi une épouse et mère avec une camarade d’études du nom de Peggy Reavey.

 

C’est là aussi qu’il réalise son premier court-métrage, Six Figures getting sicks(1967), reposant sur l’animation de ses œuvres d’art. Il en découle un univers aussi amusant que bizarre. Son film, mis en lumière à l’exposition annuelle de l’Académie des Beaux Arts, lui permet de décrocher le premier prix ex-aequo. Son deuxième court-métrage, The Alphabet, lui vaut d’obtenir un financement auprès de l’American Film Institute. Le scénario offre un condensé de l’esprit lynchéen : un enfant délaissé plante des graines et fait littéralement pousser une grand-mère afin qu’elle prenne soin de lui. Fantastique et absurde, ses sources inépuisables d’inspirations surréalistes sont déjà à l’œuvre.

 

A partir de là, il n’aura de cesse de proposer des récits oniriques aux confins des rêves et de leur versant maléfique : les cauchemars. Usant de nombreux subterfuges pour perdre le spectateur, comme dans Mulholland Drive, il parvient à abolir tout repère entre rêve et réalité. 

 

Pour marquer la séparation entre deux mondes, il est d’ordinaire question d’espaces luminaires conventionnels comme des couloirs, routes et des cages d’escalier. Le réalisateur préfère opter pour de très théâtraux rideaux de scène rouges voire des objets sans intérêt pour la trame du récit, érigés en portails sur l’autre monde comme cette boîte à bijoux bleue visible dans Mulholland Drive. Après tout,  tel le magicien d’Oz et à la manière des décors à double fond de sa série Twin Peaks, il est “l’homme derrière le rideau”, connaissant parfaitement ses mécanismes lynchéens.

 

Contes surréalistes et films noirs

 

Pour son premier long métrage explorant les méandres des songes, il choisit sa version cauchemardesque avec Eraserhead (1977), film d’horreur entièrement auto-produit avec un budget modeste (10 000 dollars).

 

Son univers si singulier, il en puise l’essence dans des films surréalistes comme 8 ½ de Fellini ou Un Chien Andalou de Luis Buñuel. Les films noirs demeurent son autre obsession : il y  emprunte ses codes, avec ses enquêteurs paumés, ses volutes de fumée, ses femmes sensuelles et maquillées d’un rouge pousse-au-crime.

 

Aucune autre œuvre n’aura été aussi inspirante pour le cinéaste que Boulevard du Crépuscule (Sunset Boulevard) de Billy Wilder (1950). Le personnage aussi pathétique qu’inquiétant de Norma Desmond, star du muet à la carrière stoppée nette par l’arrivée du parlant et en quête d’attention, apparaît même visuellement sous les traits tout aussi art déco et décatis d’une ancienne cocotte dans son film Mulholland Drive. La découverte de l’esthétique du peintre Francis Bacon fera le reste, ou plutôt lui inspirera l’allure de son Elephant Man, commandé par le réalisateur Mel Brooks. Véritable chef d’œuvre sur l’acception de la différence suivant un homme souffrant d’une monstruosité physique, il lui vaudra la reconnaissance de ses pairs.

 

Mais c’est avec Dune de Dino de Laurentiis qu’il se heurte à ce qu’il appelle son “Waterloo”. Avec un budget de 40 millions de dollars,  l’adaptation de l’œuvre de science-fiction à succès de Frank Herbert s’avère trop exigeante, trop écrasante, sans compter que le montage final finit par lui échapper et que spectateurs et critiques ne sont pas au rendez-vous. Profondément marqué par ce flop commercial et personnel, il en ressortira vacciné des blockbusters hollywoodiens, préférant opter pour des films à plus petit budget et ainsi garder le contrôle du final cut.

 

En 1986, il renoue avec le succès avec son film sulfureux Blue Velvet, polar violent en huis clos avec la sensuelle Isabella Rossellini… et avec laquelle le cinéaste aura une liaison de quatre ans.

 

Avec Sailor et Lula (1986) il propose selon ses termes une histoire faite de “la sorcière de l’Ouest – issue du Magicien d’Oz – traquant Marilyn et Elvis, soit deux amis en fuite campés par Laura Dern et Nicolas Cage, embarquant le spectateur vers un voyage dans l’hyper-violence. Oeuvre composite, le film mêle de multiple genres, de l’horreur à la romance bubble gum d’un soap opera en passant par un road movie. Ce conte très rock’n roll obtient la palme d’or 1990 au festival de Cannes. 

 

La consécration, il l’obtient avec Mulholland Drive, récit autour d’un autre de ses thèmes de prédilection : le trouble identitaire et la figure du double. Le film suit une jeune première blonde, interprétée par Naomie Watts, en quête de célébrité à Hollywood, qui tombe nez à nez avec une brune déboussolée, campée par Laura Harding. La Cité des Anges – que connaît le réalisateur pour s’y être établie – est dépeinte dans toute sa dualité avec ses spots de lumières et ses zones d’ombres. 

 

Mais surtout, allant plus loin dans ses expérimentations radicales que “Lost Highway”, ce polar, conçu comme un labyrinthe mental oscillant entre réalité et fiction, a décontenancé plus d’un cinéphile à sa sortie en 2001. Les adagios magnétiques et énigmatiques d’Angelo Badalamenti, fidèle compagnon de route du réalisateur, achèvent de stupéfier le spectateur. Le film a d’ailleurs obtenu en 2016 le titre de meilleur film du XXI siècle. Pas mal, pour ce qui n’était initialement qu’un simple pilote TV abandonné, tourné en 1999 et achevé par l’aide des financements de Studio Canal.

 

Adepte des expérimentations radicales, David Lynch ne se cantonnent pas à ses figures imposées nimbées de fantastique. Il lui arrive aussi de proposer des films inclassables dans sa filmographie comme “Une histoire vraie” (1999), un road movie impliquant un homme se sentant mourir parti revoir son frère à l’autre bout des Etats-Unis sur sa tondeuse à gazon.

Malgré des films primés en France (festival de Cannes, Festival du film fantastique d’Avoriaz…), salués pour leur récits ciselés, leur atmosphère singuliere et leur bande son soignée, le réalisateur est boudé chez lui. Il devra ainsi attendre 2019 pour obtenir un oscar d’honneur.  A la vue de la statuette, il s’est fendu d’une remarque toute aussi lynchéenne que ses films : “tu as un visage très intéressant”. 

 

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Photo à la Une : DR

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