L’oligopole des géants des festivals de musique, le danger qui plane sur la scène musicale

L’industrie des festivals de musique est désormais dominée par les géants AEG et Live Nation, menaçant la diversité culturelle et l’indépendance de petits festivals reposant essentiellement sur des modèles associatifs. Cette concentration de pouvoir crée des défis économiques et sécuritaires majeurs. Face à l’inflation et à l’incertitude économique, les petits festivals luttent pour survivre.

 

Le paysage des festivals de musique s’assombrit peu à peu, marqué par la domination croissante de deux géants : AEG et Live Nation. Alors que les revenus provenant des ventes de disques et du streaming s’érode, la musique live a pris une importance renforcée auprès des artistes comme des maisons de disques. La concentration de pouvoir économique à l’oeuvre avec l’arrivée des mastodontes américains soulève des défis majeurs pour les petits festivals indépendants, confrontés à une inflation galopante et à une incertitude économique croissante.

 

AEG (pour Anschutz Entertainment Group) et Live Nation, grâce à leurs vastes ressources financières et logistiques, dominent le marché des festivals de musique. Leur stratégie d’acquisition et de partenariat avec des festivals établis leur permet de consolider leur emprise sur le secteur.

 

Ces entreprises, détenues par des milliardaires, se livrent une bataille acharnée par l’intermédiaire de leurs filiales, visant à dominer l’industrie musicale en monopolisant les artistes, la billetterie, les salles de concert et les festivals. Cependant, les résultats obtenus par ces festivals sont mitigés.

 

« En France, on ne peut pas parler de position dominante, parce que les festivals sont des objets un peu complexes pour les grands groupes. Si on prend l’exemple de Live Nation, ses acquisitions récentes sont rares, voire nulles dans le domaine des festivals », relève Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS et auteur de plusieurs ouvrages sur la question festivalière.

 

Expansion festivalière

 

AEG a renforcé sa présence en France en intégrant des événements majeurs comme Rock en Seine, fondé en 2003 dans son portefeuille. Cette expansion leur permet de bénéficier d’économies d’échelle et d’imposer leurs conditions sur le marché, créant une dynamique défavorable pour les petits acteurs.

 

 

« Nous cherchons à produire de plus en plus d’artistes, comme Taylor Swift, Ed Sheeran, Björk, des Français comme Ibrahim Maalouf ou Polo & Pan, à développer les festivals à l’échelle européenne. En France, nous aimerions nous implanter en région d’ici à deux ans et nous regardons toutes les opportunités, en matière de festivals, mais même également de salles », précise Arnaud Meersseman, à la tête d’AEG Presents France.

 

Live Nation, de son côté, contrôle une part significative du marché mondial des concerts et des festivals. Leur influence s’étend bien au-delà de l’organisation d’événements, incluant la gestion d’artistes et la production de spectacles, ce qui leur permet de monopoliser toute la chaîne de valeur du secteur musical.

 

« Ces groupes sont à la fois des opérateurs de spectacles, qu’ils possèdent pour certains d’entre eux des labels ou y ont des positions, et des portefeuilles d’artistes qui font partie des têtes d’affiche que tout le monde s’arrache », ajoute Matthieu Barreira, enseignant à l’université Lumière Lyon-II

 

Une inflation qui pèse sur la sécurité

 

L’inflation affecte tous les aspects de l’organisation des festivals, des coûts des matières premières (fioul des groupe électrogène, bois et fer) à ceux des infrastructures et du personnel, en passant par les cachets des artistes. Ainsi malgré un record de fréquentation en 2024 avec 260 467 festivaliers pour sa 26e édition, la viabilité de l’évènement n’est pas assurée. Les organisateurs de Solidays notent une augmentation de +30% des budgets artistiques, un phénomène autant dû à l’inflation qu’à la concurrence croissantes de grands festivals européens adossés à des marques d’alcool ou de tabac. Pour faire baisser la note, certains vont jusqu’à abandonner les contrats d’exclusivité.

 

D’autres font le choix d’une stratégie de premiumisation, tel Rock en Scène qui a intégré en 2022 un premier espace VIP avec services afférents afin de répondre au besoin de confort croissant de certains festivaliers.

 

Beaucoup choisissent d’augmenter leurs capacités d’accueil, avec des jauges atteignant parfois 103% ou 104% de leur capacité initiale. Cette stratégie vise à maximiser les revenus qui proviennent essentiellement des festivaliers (billetterie, recettes des bars, restaurants et merchandising), mais elle pose des défis logistiques et sécuritaires considérables. L’autre stratégie là aussi adopté entre autre par le festival Beauregard consiste à organiser un before, soit une date supplémentaire autour d’une tête d’affiche comme David Guetta, Muse ou Indochine. « Ce cinquième jour permet d’amortir nos frais de scène et structures. Grâce à ça on va arriver à l’équilibre mais dans le milieu des festivals on est à un tel niveau de fragilité » selon Paul Langeois, directeur du festival Beauregard, près de Caen (Calvados).

 

Les petits festivals, qui n’ont pas les mêmes ressources que les grands groupes, sont particulièrement vulnérables à ces augmentations de coûts. Ils doivent souvent jongler avec des budgets limités et des marges de manœuvre restreintes, ce qui les expose davantage aux risques financiers.

 

« Il y a bien sûr une logique inflationniste qui touche les artistes, mais aussi un cadre réglementaire qui augmente la dépense – la sécurité, l’écoresponsabilité –, auquel on répond, et c’est bien normal », indique Boris Vedel, le directeur du Printemps de Bourges. Si son festival reste relativement à l’abri grâce à un modèle centré sur la création, avec 70 % d’artistes émergents, il doit faire face à un « défi économique ».

 

 

L’augmentation des jauges pour compenser la hausse des coûts peut avoir des conséquences dramatiques sur la sécurité des festivals. Les drames survenus dernièrement dont dix festivaliers morts dans un mouvement de foule à Astroworld en 2023 illustre les risques liés à une surcapacité. L’afflux excessif de spectateurs a conduit à des incidents graves, soulignant l’importance de maintenir des normes de sécurité strictes, même en période de pression économique.

 

Les petits festivals en difficulté

 

Les petits festivals, souvent organisés par des associations locales ou des organismes indépendants, sont les plus touchés par ces défis économiques et sécuritaires. Face à eux, des titans qui ne cèdent que peu de territoire, à l’instar d’AEG, qui détient ou gère plus de 350 salles de toutes tailles sur les cinq continents (dont, à Londres, la célèbre O2, et à Paris 43 % de la SEM exploitant l’Accor Arena, l’Adidas Arena et le Bataclan) mais aussi 25 festivals, essentiellement situés aux Etats-Unis et en Angleterre, ainsi que 50 franchises sportives.

 

 Les Vieilles Charrues, un festival emblématique en Bretagne, fondé à Landeneau en 1992, se trouve en péril malgré un succès retentissant avec 346 000 participants en 2023. Les organisateurs dénoncent des décisions politiques locales défavorables et de nouvelles taxes imposées par la municipalité de Carhaix, qu’ils qualifient d' »acharnement ».  Festival français ancré dans le pays français, l’évènement bénéfice d’un des plus importants budgets dévolus à un festival (20 millions d’euros, sans aucune subvention), ce modèle associatif dépend en grande partie de ses 7000 bénévoles. 80% du budget est assuré par les festivaliers, 20% par des partenaires privés.

 

« En moins d’un mois, et sans concertation préalable, nous avons été confrontés à trois décisions de la ville de Carhaix et de Poher communauté qui menacent le festival. 1. Perte de terrains essentiels : la moitié de nos campings et plusieurs parkings sont concernés. 2. Préemption de nos futurs bureaux. Ceux-ci se trouvent sur l’entrée principale du festival », écrivent les organisateurs des Vieilles Charrues sur leurs réseaux sociaux, avant d’évoquer une autre grande source d’inquiétude : « 3. Taxe surprise de près de 400 000 euros pour le site de Kerampuilh, malgré une convention de mise à dispo pour 5 ans (pour laquelle en contrepartie le festival a fait plus de 2 millions d’euros de dons, de travaux, de spectacles, et offre l’équivalent de 2000 billets chaque année à la mairie) ».

 

 

Pour sensibiliser le public et mobiliser le soutien des artistes, une pétition a été lancée, témoignant de la gravité de la situation. Elle a récolté plus de 25 000 signatures à ce jour, et plusieurs artistes comme Santa ou Skip The Use ont témoigné leur soutien aux Charrues sur Instagram.

 

A titre de comparaison, le poids lourd fondé en 2006 n’est autre que le Hellfest, qui a vendu 240 000 pass quatre jours cette année. Considéré comme un des plus grands festivals dédiés au hard rock, au metal et au hardcore, il dispose d’un budget de 38 millions d’euros. Un exploit pour un festival de niche, fonctionnant à l’instar des Vieilles Charrues selon le modèle associatif qui ne perçoit que 0,1% de subvention. Ce statut lui permet de reverser l’essentiel de ses bénéfices dans l’organisation, le cachet des artistes, les décors et l’amélioration des conditions d’accueil. Un aubaine pour Clisson (Loire-Atlantique), la commune de son implantation dont les retombées sont estimées à 20 millions d’euros par an. L’édition 2024 c’était ainsi 1,6 millions d’investissements, 182 groupes sur six scènes et près de 60 000 festivaliers chaque jour. 

 

En Suisse, la situation est similaire. Le marché des festivals y est également dominé par quelques grands groupes, ce qui inquiète les organisateurs de petits événements. Ces derniers craignent pour leur survie face à des concurrents aux moyens démesurés, capables de s’adapter aux fluctuations économiques et d’attirer les plus grandes têtes d’affiche.

 

AEG et Live Nation « sont dans une stratégie d’occupation du territoire, cherchant à accaparer le plus d’espace et à préserver leur exclusivité sans se soucier de rentabilité immédiate », résume Mathieu Jaton, directeur du Montreux Jazz Festival.

 

Vers d’autres sources d’investissement

 

Pour survivre, les petits festivals doivent innover et trouver des sources de financement alternatives, grâce notamment au Centre national de la musique, dont l’une des missions est d’orienter les aides publiques. La diversification des revenus, par le biais de partenariats avec des entreprises locales, des initiatives de crowdfunding, et une programmation unique, peut offrir une bouffée d’air frais. Ces festivals peuvent se distinguer par leur ambiance, leur localisation et leur engagement communautaire, des aspects que les grands événements ne peuvent pas toujours reproduire.

 

 

Le soutien des collectivités locales est également crucial. Des politiques favorisant les petits festivals, par des subventions ou des allègements fiscaux, peuvent aider à maintenir la diversité et la richesse culturelle du paysage musical. Par ailleurs, une régulation accrue pourrait limiter l’influence disproportionnée des multinationales et garantir une répartition plus équitable des ressources.

 

Rock en Scène, propriété de AEG et de Combat Media, société de Mathieu Pigasse dispose d’un budget de près de 15 millions d’euros dont 12% est pris en charge par des partenariats privés et 5% au titre de subventions provenant de trois régions

 

L’oligopole des festivals de musique, dominé par AEG et Live Nation, représente ainsi un défi majeur pour l’industrie. L’inflation et l’incertitude économique exacerbent les difficultés pour les petits festivals, qui doivent naviguer entre la nécessité de rester financièrement viables et la sécurité de leurs événements.

 

Il est crucial de trouver un équilibre pour préserver la diversité et la richesse culturelle des festivals de musique à travers le monde. La survie de ces événements repose sur l’innovation, le soutien communautaire et des politiques publiques favorables. En fin de compte, c’est la diversité de l’offre culturelle qui enrichit l’expérience des festivaliers et assure la vitalité de la scène musicale mondiale.

 

 

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Photo à la Une : © Business of Fashion

Hugues Reydellet is a young and passionate journalist whose favorite subjects are economy, culture, gastronomy, but also cars, and sports. With a sharp pen and an insatiable curiosity, Hugues is constantly on the lookout for new hot information to report.

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