Épice aux mille vertus, le safran voit ses cours atteindre des sommets tandis que son goût raffiné est prisé par les tables du monde entier. Mais au-delà de son pouvoir colorant prodigieux – 100 000 fois son poids en eau – et son parfum, cette “fleur d’or”, son nom en perse, a été tour à tour utilisée comme offrande aux dieux, condiment culinaire, remède médicinal et même désodorisant végétal.
NOTE DE LA REDACTION : Cet article « La Petite histoire… du safran » est extrait de la version papier de Luxus Magazine (N°10, printemps 2025).
Avec un prix négocié entre 3000 et 35 000 euros le kilo en 2020, le safran apparaît comme le nouvel or rouge. Pourtant, cette épice, au fort pouvoir colorant et à l’odeur de foin, est cultivée par les hommes depuis 5000 ans.
Si le safran, “asfar” (jaune) en arabe et “Zarparan” (fleur d’or) en perse, s’invite dans le Cantique des Cantiques, l’Iliade d’Homère et freine même les ambitions d’Alexandre Le Grand en Asie Mineure, c’est d’abord parce qu’elle est extrêmement rare.
Une récolte miraculeuse
Possédant un pollen stérile, le safran ne produit pas de graine et ne saurait donc pousser à l’état sauvage. Pour la cultiver, il faut donc replanter ses bulbes et lui porter une attention de tous les instants. Elle a ainsi besoin d’un printemps pluvieux et d’un été sec. Ajoutez à cela que la plante doit être régulièrement irriguée mais aucunement noyée.
Quiconque souhaite récolter ses trois précieux stigmates rouges sang, contenus dans son pistil jaune, aussi légers que l’air, doit encore récolter la plante à temps : sa floraison, automnale, ne dure que quelques jours tandis que chaque fleur éclot à l’aube pour se faner au crépuscule.
Enfin, sa récolte a tout d’un sacerdoce : il faut 140 000 stigmates pour obtenir un kilo de la divine matière colorante. Pour ajouter à sa dimension magique, attestée en Egypte par des papyrus thébains des XVIIIe et XIXe dynasties, son origine reste un mystère.
Une origine teintée de mystère
L’épice originelle serait apparue dans l’ancienne Perse sous le règne de Darius Ier, vers 500 avant J-C dans l’actuelle province du Khorasan du sud. Si l’Iran est communément décrit comme le berceau de la variété originelle – le crocus cartwrightianus – une légende bouddhiste situe son apparition au 5e siècle avant J-C dans les hautes vallées du Cachemire, en Inde, à la “faveur” des invasions mongoles.
L’épice est devenu un des principaux moyens de subsistance des familles iraniennes de Derbent et de la mythique Ispahan. Des fils de safran perse entremêlés dans les tapis et linceuls royaux ont été retrouvés dans la capitale de l’empire perse du XVIe au XVIIIe siècle. Au-delà de ses terres originelles, la culture d’un safran domestique, le crocus sativus, importé sous nos latitudes par les marchands phéniciens, a été attestée en Grèce sur les îles de Crète et de Santorin. Des fresques retrouvées sur le site d’Akrotiri constituent les premières représentations botaniquement exactes de la plante. Krokos, noms grecs à la fois de l’épice et d’un village qui aurait été un haut lieu de sa récolte, dérive du mot “filament”, allusion directe aux stigmates longs et fins de son pistil.
Ingrédient majeur du risotto alla milanese, le safran aurait atteint la péninsule transalpine puis l’Espagne par l’intermédiaire des musulmans au VIIe siècle.
Quant à sa diffusion en Occident, elle a connu une nette accélération à l’issue de la première croisade. Le roi anglais Edouard III incitera à sa culture dans tout son royaume tandis qu’elle fera la fortune de la ville de Bâle (Suisse). Pour sa fresque de la chapelle Sixtine (Vatican), le peintre Michel Ange aurait obtenu son pigment jaune à partir de stigmates de safran écrasés mêlés à du blanc de travertin et de la poudre d’ombre.
De prodigieux pouvoirs
Utilisé en premier lieu comme colorant naturel, le safran intervenait dans la confection des vêtements royaux mais aussi des voiles des femmes romaines, des enluminures des moines copistes au Moyen-Âge ou encore dans les tuniques des moines bouddhistes. Les rois babyloniens perses ou mèdes furent parmi les premiers à en bénéficier, considérant l’épice comme aussi précieuse que la pourpre (pigment obtenu à partir d’un mollusque marin, le Murex). Dans l’Iliade, le poète Homère décrit Eos, déesse de l’Aurore, comme vêtue de son Krokopeplos, soit son manteau de crocus.
Au-delà de l’aspect purement vestimentaire et esthétique, la plante intervenait dans le rituel d’embaumement des femmes sous l’Egypte antique, leur corps étant recouverts de résine et de peinture à base de poudre de safran. Homère et Virgile relèvent son importance dans les traditions religieuses : lors des fêtes automnales, des prêtres couronnés de fleurs de safran célébraient ainsi les noces du dieu Bacchus tandis que la fleur ornait le temple de Venus.
La reine Cléopâtre, tout comme Alexandre le Grand, aurait pris des bains de lait safrané, reconnu pour ses vertus aphrodisiaques mais aussi revitalisantes. Les thermes de Rome lui emboîtent le pas pour proposer des thérapies spécialisées. Sur les conseils d’Hippocrate ou de Diokles, le safran est utilisé pour guérir toutes sortes d’affections : maladies oculaires, maux d’oreille et de dents, voire ulcères. Le témoignage écrit du premier usage médical du safran a été découvert dans la bibliothèque du roi Assurbanipal. Véritable médicament dans la région du Croissant fertile, il intervient dans le traitement des problèmes de vue et des maladies génito-urinaires mais aussi comme agent tonique et antidépresseur naturel.
Les romains l’utilisent pour rafraîchir la peau, traiter la toux ou encore soulager le foie. Sa poudre permettait en effet de lutter contre les vapeurs de l’alcool. Jonchant le sol des rues lors des cérémonies de triomphe (tels les 90 kilos utilisés pour la parade de la flotte de guerre de Ptolémée), le safran agit comme un désodorisant naturel dans la cité, en particulier à proximité des théâtres et des salles de banquets.
On raconte que, dès l’Antiquité, le safran intervenait dans près de 90 traitements. Son importance, en déclin après la chute de l’empire romain, sera ravivée au Moyen-Age entre 1345 et 1350 alors que la peste noire décime l’Europe.
Les perses sont les premiers à y recourir comme condiment naturel. Une recette du cuisinier du roi Zohac mentionne l’usage de l’épice dans la préparation d’un veau badigeonné de vieux vin et parfumé d’eau de rose. Les perses l’utilisent également comme colorant afin de teinter des papiers administratifs et des décrets royaux.
Longtemps domaine réservé de l’élite dirigeante, symbole du discernement spirituel et doté de facultés médicinales, le safran incarne toute l’ambivalence de notre époque, à la fois obsédée par la distinction sociale, la recherche de valeurs refuge voire spirituelles et la quête d’un mode de vie plus healthy.
Cette épice aux mille vertus s’arrache aujourd’hui sur les marchés. Si l’Iran produit 80% de la précieuse poudre tandis que l’Inde et l’Espagne figurent dans le top 3, d’autres pays souhaitent se tailler leur part du gâteau. C’est le cas du Maroc, de l’Azerbaïdjan, de l’Italie, de la Grèce… et même de la France qui développent cette microculture.
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Photo à la Une : Unsplash
Article publié une première fois dans la version papier de Luxus Magazine N°10, printemps 2025