De Miami à Tanger, en passant par la Côte d’Azur, Cascais ou les Hamptons, les plus grands noms de la mode ont trouvé, loin des podiums et des projecteurs, des refuges d’été où s’exprime leur génie créatif. Villas mythiques, maisons de famille, ateliers secrets ou châteaux, chacun de ces lieux d’exception incarne l’esprit, l’audace et l’art de vivre de leurs célèbres propriétaires.
Cet été, LUXUS MAGAZINE vous emmène chaque semaine en escale dans une résidence prestigieuse : un voyage en neuf épisodes à travers les lieux de villégiature emblématiques des grands couturiers. Dans cet épisode, nous partons sur les traces de Pierre Cardin et son Palais Bulles situé à Théoule-sur-Mer.
Niché au creux des roches rouges de l’Estérel, le Palais Bulles semble flotter entre la Méditerranée et le ciel. Imaginé par l’architecte hongrois Antti Lovag en 1975 pour l’industriel Pierre Bernard, ce vaisseau architectural en sphères ocres deviendra, à partir de 1992, le refuge estival du couturier Pierre Cardin. Un lieu de repli et de création, mais aussi de fêtes, de spectacles et de rencontres artistiques.
Entre lignes organiques, hublots ouverts sur la mer, patios luxuriants et piscines suspendues, le Palais Bulles est un manifeste vivant de liberté formelle. Il incarne l’idée d’une maison sans angles, où architecture et nature dialoguent dans une harmonie sensorielle rare.
Pierre Cardin n’a jamais fait les choses comme les autres. En mode, il fut l’un des pionniers de la haute couture futuriste, habillant l’homme moderne de combinaisons spatiales, de capes asymétriques, de robes-sculptures. En art de vivre, il a toujours cherché l’étonnement, le renouvellement, la rupture. Lorsqu’il découvre le Palais Bulles en 1992, Cardin parle de « coup de foudre le plus fou » et ajoute « je l’ai acheté comme une sculpture habitée ». Il l’acquiert pour en faire un lieu de retraite et d’expression totale. Il a toujours aimé les lieux hors normes : le Théâtre des Ambassadeurs (rebaptisé Espace Pierre Cardin dans les années 70), le Château du Marquis de Sade à Lacoste… Ici, à Théoule-sur-Mer, il installe un sanctuaire créatif où la mode, le design, l’architecture et la nature se fondent en un tout.
Une sculpture habitée : le manifeste de l’architecture organique
Constitué d’une trentaine de bulles de béton teinté rouge et recouvert de peinture marine, le Palais Bulles qui s’étire sur plus de 1 200 mètres carrés est composé d’une salle de réception pouvant accueillir 350 personnes assises, un salon panoramique, 10 suites – chacune décorées par des artistes contemporains tels que Patrice Breteau, Jérôme Tisserand, Daniel You, François Chauvin, Gérard Le Cloarec – une piscine, des cascades et des jardins suspendus sur un espace de 8 500 mètres carrés et un amphithéâtre à ciel ouvert de 370 mètres carrés et 500 places.
L’architecte hongrois Antti Lovag conçoit le lieu comme une exploration sensorielle, presque charnelle. « C’est comme entrer dans un corps humain, » disait Lovag. « On y circule de bulle en bulle, comme d’organe en organe, au rythme d’une respiration. » Les murs courbes s’ouvrent sur des panoramas marins, les toits ondulent, les hublots filtrent la lumière. Ici, chaque pièce est un cocon assimilé à une architecture troglodyte presque organique. Pas de cloison stricte, pas de ligne droite. On y dort dans des alvéoles, on y pense en courbes. Les matériaux – béton, cuir, verre, mosaïques – évoquent tour à tour le minéral, le charnel et l’aquatique. Une maison qui se vit autant qu’elle se contemple.
Lumière et eau : les deux muses du Palais
Chaque instant du jour transforme le Palais. Le matin, les hublots projettent des cercles de lumière sur les murs. Le soir, les piscines réverbèrent les couchers de soleil flamboyants. Antti Lovag a pensé chaque ouverture pour piéger les rayons du soleil et les faire danser sur les surfaces concaves. Ce qui frappe le regard, c’est l’omniprésense de l’eau. En cascades, en bassins, en piscines à débordement, elle circule, elle ruisselle, elle joue avec les formes et les sons. Au sous-sol, elle apparaît dans les hublots, miroir mouvant de la mer au loin. L’ensemble devient symphonie liquide et lumineuse.
Un lieu de vie et de fête
Pour Pierre Cardin, le Palais n’est pas qu’une résidence. C’est un lieu vivant. Il y expose ses créations, y invite des artistes, y donne des spectacles et des concerts. L’amphithéâtre extérieur accueille des représentations de jeunes troupes. Les salons circulaires deviennent des galeries. Les réceptions y sont grandioses : dîners en cercle, défilés, projections… Arnold Schwarzenegger soulève Cardin sur scène devant 800 convives. Des marques comme Dior y organisent leurs défilés. Jacquemus y passe ses vacances de rêve. Le lieu inspire, fascine, galvanise.
Une icône classée au patrimoine
En 1999, le Palais Bulles est classé au patrimoine architectural du XXe siècle par le ministère de la Culture, une reconnaissance pour cette œuvre unique de l’architecture-sculpture réalisée à une telle échelle. Il demeure le manifeste d’une vision et un emblème unique du design des années 1970. Son ancrage dans le massif de l’Estérel, sa couleur brun-rouge, son harmonie avec la roche volcanique font de ce Palais un objet aussi intégré que spectaculaire. On ne sait plus si c’est la nature qui a sculpté le bâtiment, ou l’inverse.
L’héritage Cardin : entre mémoire et avenir
Aujourd’hui, le Palais Bulles ne se limite plus à un simple refuge privé. Labellisé « Architecture contemporaine remarquable », ce lieu iconique s’est mué en espace événementiel, accueillant réceptions exclusives, défilés de mode — comme celui de Dior en 2015 —, ainsi que de nombreux tournages, notamment pendant le Festival de Cannes. Mis sur le marché il y a dix ans pour 200 millions d’euros, le bien avait d’abord été estimé à 350 millions par Pierre Cardin lui-même, avant qu’il ne se range à l’avis de ses agents immobiliers. Pourtant, la villa n’a jamais trouvé preneur. Depuis le décès du couturier en décembre 2020, une bataille judiciaire oppose ses héritiers : famille, collaborateurs et proches se disputent un héritage colossal, où le Palais Bulles côtoie un empire commercial bâti sur des décennies.
À quelques kilomètres de là, la Maison Bernard — première œuvre achevée d’Antti Lovag réalisé pour Antoine Gaudet — offre une alternative publique : transformée en musée, elle permet aux visiteurs d’explorer l’univers architectural radical du maître des formes courbes. Lieu de patrimoine, de design et d’utopie, le Palais Bulles se pose aujourd’hui en héritier fragile d’une architecture rare. Sera-t-il un musée ? Une résidence d’artistes ? Un hôtel de luxe ? La Fondation Pierre Cardin a transformé le lieu en un espace culturel dynamique, dédié à la création et à la transmission. Mais les coûts d’entretien, la rareté du style, l’accès limité posent question. Pourtant, il serait dommage que ce joyau reste figé. Comme l’aurait voulu Pierre Cardin, il doit évoluer, vivre, accueillir les créateurs d’aujourd’hui.
Le Palais Bulles, bulle hors du temps, attend son nouveau souffle
Or, le Palais Bulles reste au cœur de la bataille d’héritage qui oppose Rodrigo Basilicati Cardin, petit-neveu et PDG du groupe, aux 22 autres héritiers de Pierre Cardin. Début juillet 2025, la Cour de cassation a confirmé l’invalidation du testament controversé, retrouvé un an et demi après la mort du couturier, et qui désignait Rodrigo comme héritier unique. Une décision décisive qui pourrait redessiner l’avenir du Palais Bulles. Le jugement de fond, attendu d’ici fin 2025, tranchera définitivement le sort de l’immense patrimoine laissé par le créateur.
Prochain épisode: Gabrielle Chanel et La Pausa à Roquebrune-Cap-Martin
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Photo à la Une : montage du portrait de Pierre Cardin et du Palais Bulles ©Palais Bulles