De Miami à Tanger, en passant par la Côte d’Azur, Cascais ou les Hamptons, les plus grands noms de la mode ont trouvé, loin des podiums et des projecteurs, des refuges d’été où s’exprime leur génie créatif. Villas mythiques, maisons de famille, ateliers secrets ou châteaux, chacun de ces lieux d’exception incarne l’esprit, l’audace et l’art de vivre de leurs célèbres propriétaires.
Cet été, LUXUS MAGAZINE vous emmène chaque semaine en escale dans une résidence prestigieuse : un voyage en neuf épisodes à travers les lieux de villégiature emblématiques des grands couturiers.
Pour ce septième épisode de notre série estivale consacrée aux refuges des créateurs, cap sur Monaco et La Vigie, somptueuse villa qui fut le palais personnel de Karl Lagerfeld pendant plus d’une décennie.
La Vigie © SBM
Dans les années 1980, la Riviera regagne ses lettres de noblesse sous l’impulsion d’une nouvelle génération de créateurs et de mécènes. Au sommet du rocher monégasque, une silhouette blanche immaculée s’impose au regard comme un mirage classique : c’est La Vigie, une bâtisse Belle Époque surplombant la Méditerranée. Longtemps délaissée, elle renaît grâce à un homme qui ne laisse rien au hasard : Karl Lagerfeld. Le couturier visionnaire, alors au sommet de son pouvoir créatif, en fait l’écrin de ses étés fastueux. Un lieu de vie, de fêtes, de réflexion, où le baroque rencontre la Méditerranée.
À l’écart des routes publiques, accessible uniquement par une petite voie, la villa offre une intimité rare. « C’est l’endroit le plus sûr du monde », confie-t-il au magazine W en 1988. « Il est impossible de s’approcher du lieu. Aucune route publique ne passe à proximité, et il faut franchir deux portails pour entrer. La maison n’a même pas d’adresse, donc personne ne peut m’écrire ici » .
Un palais oublié chargé d’histoire
Construite en 1902 par Sir William Ingram, un aristocrate et homme politique britannique, la Villa La Vigie tire son nom du Cap de la Veille, une appellation dérivée d’une légende locale évoquant une sorcière habitant une grotte sur la plage de La Barma. Dès sa conception, cette villa néoclassique de 600 mètres carrés, répartis sur trois étages, s’impose comme un chef-d’œuvre architectural. Avec ses colonnes majestueuses, ses hauts plafonds ornés de moulures, et ses sols en marbre, elle incarne le style Belle Époque, mêlant raffinement et grandeur.
Au fil des décennies, la villa connaît une histoire mouvementée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, La Vigie est occupée par l’armée allemande, qui creuse un bunker dans la colline voisine à cause de son emplacement stratégique dominant la Méditerranée. Elle tombe ensuite dans l’oubli jusqu’à son acquisition par la Société des Bains de Mer de Monaco (SBM) en 1952, qui la restaure partiellement.
La Vigie, joyau de Monaco
C’est en 1986 que Karl Lagerfeld découvre La Vigie. Située à la frontière entre Monaco et Roquebrune-Cap-Martin, accrochée à une avancée rocheuse face à la mer, la villa est recouverte de lierre et battue par les vents.
Conquis par cette silhouette majestueuse qui lui rappelle sa propre maison d’enfance sur les bords de l’Elbe, Lagerfeld négocie avec le Prince Rainier III un accord singulier : celui-ci lui confie les clés de la villa à condition qu’il s’engage à la restaurer à ses frais. Le montant symbolique du bail (un franc par an, selon la légende) contraste avec l’investissement colossal de Karl Lagerfeld, estimé à plus de 12,7 millions d’euros, qui va redonner à La Vigie son aura d’antan. Le créateur s’implique personnellement dans chaque détail de la rénovation. « Ce n’est pas une maison de vacances, c’est une œuvre d’art à habiter », confie-t-il alors.
Karl Lagerfeld et Inès de la Fressange photographiés par Helmut Newton à La Vigie en 1987 © Helmut Newton
En moins de deux ans, Karl Lagerfeld transforme la villa en un espace à son image : élégant, éclectique et fonctionnel. La Vigie retrouve sa splendeur Belle Époque : façade blanche soulignée de colonnades, verrière panoramique, et escaliers en marbre.
La Vigie, vue de l’intérieur © SBM
Le créateur, grand amateur d’histoire de l’art, veille à restituer le faste néoclassique originel des lieux tout en insufflant sa signature esthétique. Sur trois étages, la villa aligne six chambres, quatre salles de bain, deux dressings, un vaste salon de réception, une bibliothèque, une salle de billard et une terrasse de 237 mètres carrés avec son jacuzzi extérieur offrant une vue imprenable sur la baie de Roquebrune. Le vestibule accueille de spectaculaires trompe-l’œil, l’escalier central s’inspire de celui du château de Saint-Cloud, tandis que la décoration mariant des pièces néoclassiques – meubles de Roentgen, miroirs signés Philippe Starck, portraits du XVIIIe siècle réalisés par Élisabeth Vigée Le Brun et des pièces rares comme des bureaux de David Roentgen, reflète le goût exquis du couturier. Toutes les pièces baignent dans la lumière, mais dans son bureau, Karl Lagerfeld tourne volontairement le dos à la mer pour mieux se concentrer sur son travail, une anecdote révélatrice de sa discipline légendaire.
Les deux salles de bains privées de Karl étaient astucieusement situées, l’une pour profiter des premiers rayons sur la mer, l’autre avec vue sur Monte-Carlo, pour l’éclat des lumières nocturnes.
Des remaniements structurels secrets ont été réalisés. Par exemple, lors de la construction initiale, une partie de la colline à l’entrée a été constituée de rochers artificiels afin de camoufler une citerne d’eau alimentant une cascade, créant un décor naturel et majestueux pour les visiteurs. Ce détail, restauré ou préservé sous Karl Lagerfeld, ajoute au mythe de la propriété.
Un théâtre de l’élégance et de l’exubérance
Pendant plus de dix ans, de 1988 à 1997, La Vigie devient le centre névralgique de l’été de Karl Lagerfeld. C’est là qu’il fuit Paris, Hambourg ou Milan dès les premiers jours de juin, avec son équipe rapprochée, ses chats – notamment la légendaire Choupette – et son cortège de livres, de tissus, de carnets et d’inspirations.
La terrasse de la Vigie © SBM
Chaque jour est réglé avec une précision millimétrée : bains de soleil sur la terrasse, shooting photos, dessins de collections, lectures voraces. Mais les soirées, elles, prennent un autre tour. La Vigie devient le décor de dîners extravagants, de bals masqués, de garden-parties au bord de la piscine. Parmi les invités, s’y croisent Helmut Newton, la Princesse Caroline de Monaco, Paloma Picasso, Claudia Schiffer, Naomi Campbell…
La Princesse Caroline de Monaco avec son fils Andréa et Karl Lagerfeld à La Vigie photographiés par Helmut Newton en 1986 © Helmut Newton
Karl Lagerfeld y photographie ses amis, tels que la Princesse Caroline et son mari Stefano Casiraghi à l’occasion de leur anniversaire de mariage et son mannequin fétiche Linda Evangelista immortalisée en noir et blanc dans une longue robe sur la plage au pied de La Vigie en 1992. D’autres figures emblématiques du monde de la mode, comme André Leon Talley, sont quant à elles immortalisées par la photographe Alice Springs (épouse de Helmut Newton).
André Léon Talley photographié par Alice Springs à La Vigie en 1989 © Alice Springs
Artistes, photographes, écrivains et aristocrates défilent chaque été, invités à partager la fantaisie raffinée des lieux. Pierre angulaire de la scène mondaine, Karl Lagerfeld dit à l’époque : « Je suis comme une caméra, j’enregistre tout ce que je vois, et je le transforme. La Vigie, c’est ma pellicule privée. »
L’anecdote veut qu’il ait organisé un bal où les invités devaient venir en noir et or, thème imposé jusqu’aux serviettes de table. Un autre soir, il aurait fait venir un orchestre de musique baroque depuis Vienne pour un dîner improvisé dans la rotonde.
La Vigie : un symbole de l’art de vivre
L’emplacement de La Vigie, entre ciel et mer, confère à la maison un caractère presque surnaturel. Depuis ses grandes fenêtres, on aperçoit l’Italie à l’est, les yachts de la baie de Monaco à l’ouest, et les cimes de l’Estérel au nord. Karl Lagerfeld ne se baignait que rarement, mais adorait contempler la mer au petit matin, lorsqu’elle était encore lisse comme du verre.
Il y lit beaucoup : Plutarque, Nietzsche, Cocteau, Goethe — en version originale, bien sûr. Loin d’un simple lieu de détente, la maison devient un prolongement de son esprit encyclopédique. « On aurait dit une bibliothèque perchée au-dessus de l’eau », dira plus tard un assistant.
Les petits déjeuners sont servis en porcelaine ancienne sur des nappes de lin brodé, les déjeuners sous la tonnelle, et les dîners parfois aux chandelles, même en plein été. Un art de vivre théâtral mais sans ostentation vulgaire. Toujours dans l’élégance, toujours dans le contrôle.
Un jardin exotique, reflet de l’âme de La Vigie
Les jardins de La Vigie, conçus à l’origine par Sir William Ingram et son fils, sont un autre trésor de la propriété. Classés refuge par la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO), ils abritent une faune aviaire variée, des goélands aux espèces exotiques importées. Plantés d’oliviers, de cyprès, de citronniers et de bougainvilliers, ces jardins luxuriants offrent un écrin de verdure face à la Méditerranée. Karl Lagerfeld, accompagné de son compagnon Jacques de Bascher, y apporte sa touche personnelle, transformant cet espace en un véritable Eden.
Jacques de Bascher, compagnon de Karl Lagerfeld
Fin d’un chapitre, mais pas d’un mythe
Après le départ de Karl Lagerfeld en 1997, la Société des Bains de Mer (SBM) ouvre les portes de La Vigie pour accueillir des événements exclusifs : expositions, soirées privées, lancements de produits de marques prestigieuses ou encore le mariage de la Princesse Charlotte Casiraghi avec Dimitri Rassam en 2019. En 2021, soit deux années après la disparition du Karl Lagerfeld, une partie de la légende s’est dissipée lors de la vente aux enchères de près de 600 objets et œuvres d’art provenant de la villa, dont certaines pièces personnelles du créateur, atteignant un montant record de 12 millions d’euros.
Réception de mariage de la Princesse Charlotte Casiraghi et Dimitri Rassam en 2019 à La Vigie
La Vigie poursuit sa métamorphose. Jadis sanctuaire estival de Karl Lagerfeld, la villa mêle aujourd’hui luxe résidentiel et scène festive. Disponible à la location dès 15 000 € la nuit, elle offre piscine privée, accès au Monte-Carlo Beach et services sur mesure. Nouveauté 2025 : l’ouverture du restaurant Jondal Monte-Carlo, adresse ensoleillée inspirée d’Ibiza. Accessible par la pinède ou par la mer, ce repaire hédoniste célèbre une cuisine de partage face à la Méditerranée. Entre élégance patrimoniale et dolce vita contemporaine, La Vigie incarne désormais un art de vivre, à la croisée des souvenirs du couturier et des plaisirs estivaux.
L’empreinte de Karl Lagerfeld sur La Vigie est indéniable. Dans cette retraite estivale, il a insufflé son style inimitable et sa vision personnelle, transformant ce lieu en un véritable havre de paix, à la fois secret et mythique, au cœur de la Côte d’Azur. Son attention aux détails et son engagement dans la restauration ont fait de cette villa un refuge intemporel, où l’élégance se mêle à la tranquillité méditerranéenne.
Entre ses voilages légers, ses bibliothèques débordant de livres et ses dîners raffinés en bord de mer, La Vigie demeure un exemple frappant du raffinement propre à Lagerfeld. À la croisée des influences entre classicisme et audace, chaque recoin de la villa porte la marque d’un créateur inlassable, toujours en quête de perfection.
Prochain épisode: Valentino et La Villa Vagnola
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Photo à la Une : montage du portrait de Karl Lagerfeld et La Vigie © SBM