De Miami à Tanger, en passant par la Côte d’Azur, Cascais ou les Hamptons, les plus grands noms de la mode ont trouvé, loin des podiums et des projecteurs, des refuges d’été où s’exprime leur génie créatif. Villas mythiques, maisons de famille, ateliers secrets ou châteaux, chacun de ces lieux d’exception incarne l’esprit, l’audace et l’art de vivre de leurs célèbres propriétaires.
Cet été, LUXUS MAGAZINE vous emmène chaque semaine en escale dans une résidence prestigieuse : un voyage en neuf épisodes à travers les lieux de villégiature emblématiques des grands couturiers. Notre périple continue au Château de la Colle Noire à Montauroux dans le Var, le refuge provençal entouré de jardins parfumés de Christian Dior.
Dans l’univers scintillant de la Haute Couture, où les projecteurs illuminent les salons parisiens et où les aiguilles s’activent sans relâche dans les ateliers de l’avenue Montaigne, rares sont les lieux offrant à Christian Dior une véritable respiration. La Colle Noire, discrètement nichée au creux des collines du Var, au cœur parfumé du Pays de Fayence, fut pour lui ce refuge précieux, loin du tumulte de la mode.
Acquise en 1950, cette propriété rurale à l’élégance brute devient bien plus qu’une simple villégiature. Elle incarne un sanctuaire, un miroir intime de son âme, un manifeste silencieux de son art de vivre. Dans ce havre de pierre, baigné de lumière et de nature, Dior aspire à la simplicité retrouvée, à la beauté essentielle des choses vraies. Ce lieu, écrivait-il, était celui où il pouvait enfin vivre paisiblement, « oubliant Christian Dior pour redevenir tout simplement Christian. »
Une Provence d’enfance et de renaissance
Christian Dior, normand de naissance, devient presque naturellement provençal de cœur. L’histoire commence dans la douleur dans les années 1930. Dior, alors jeune homme, découvre la Provence, un éden inattendu au beau milieu d’une descente aux enfers. Sa mère Madeleine s’est éteinte l’année précédente, juste avant la faillite de son père Maurice, ruiné par le contrecoup du krach de 1929. Le patron des engrais Dior ne pourra plus financer la galerie d’art de son fils à Paris. Il ne pourra pas même sauver la maison familiale de Granville, la splendide villa Les Rhumbs, avec sa vue sur la Manche. Un déchirement. «La maison de mon enfance… j’en garde le souvenir le plus tendre et le plus émerveillé, écrit le couturier. Que dis-je ? Ma vie, mon style, doivent presque tout à sa situation et à son architecture».
Monsieur Christian Dior au Château de la Colle Noire © Collection Christian Dior Parfums, Paris
En exil dans le Var, région plus modeste, presque sans le sou, les Dior s’installent dans une petite ferme entourée de fleurs à parfum par l’entremise de la fidèle gouvernante Marthe Lefebvre. Dans le modeste mas de Callian, sa sœur adorée Catherine s’est lancée dans la culture des roses, et Christian se découvre «paysan dans le cœur». Illustrateur de mode à Paris, il vit avec bonheur chacun de ses retours à la terre. Démobilisé en 1940, il s’installe finalement à Callian où, nouveau crève-cœur, la famille doit arracher les précieux rosiers pour planter petits pois et haricots afin de les vendre au marché. Une période rude, mais qui s’imprime en lui. Il parle alors de son attachement au Sud avec tendresse, comme d’un enracinement vital.
Quelques années passent.
Dior est alors au sommet de sa gloire grâce à ses Maisons de couture et de parfums fondées respectivement en 1946 et 1947, portées par le succès mondial du New Look et du parfum Miss Dior. Baptisée par Carmel Snow, la fameuse rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, lors du tout premier défilé Dior, cette nouvelle esthétique du New Look célèbre une silhouette ultra-féminine, aux épaules arrondies, taille fine et jupe généreusement évasée sous la ceinture. Christian Dior apprend alors par sa sœur Catherine que le Château de la Colle Noire est à vendre. Et il voit dans ce domaine une opportunité de renouer avec une région qui incarne pour lui la lumière, la simplicité et l’inspiration. Il en fait l’acquisition en 1950.
Le Château de la Colle Noire © Collection Christian Dior Parfums, Paris
Il a bien déjà une résidence secondaire à Milly-La-Forêt, le Moulin de Coudret, mais elle est trop proche de Paris et ne lui offre pas le dépaysement auquel il aspire. Il choisit donc ce domaine de 50 hectares dominant la plaine de Montauroux, minuscule hameau de 30 habitants. La bâtisse n’est pas grandiose, mais elle lui parle. Il y projette un avenir paisible, loin de son jumeau mondain, celui qu’il nomme “l’Autre”, et redevenir simplement Christian. Construit entre 1858 et 1861 sur un promontoire dominant les plaines de Montauroux, le Château de la Colle Noire tire son nom des collines broussailleuses qui l’entourent. Avant Dior, le domaine est passé entre les mains de plusieurs propriétaires, dont Henri-Emmanuel Poulle, notable de la région, qui en fit un domaine agricole d’envergure. Protégé des ravages de la Révolution française, le Château a conservé son intégrité architecturale et son charme rustique, des qualités qui séduisent Dior.
Un projet de cœur et de pierre
Christian Dior devant les vignes de son domaine, à l’été 1956. Au fond, le Château © Collection Christian Dior Parfums, Paris
Dans son autobiographie Christian Dior et moi (1957), Dior confiait que l’architecture était sa « véritable passion » depuis l’enfance, comparant ses créations de couture à une « architecture éphémère », glorifiant le corps féminin. Cette sensibilité se manifeste pleinement dans la restauration du Château de la Colle Noire. Dior ne se contente pas de le rénover : il le transforme, avec la complicité de l’architecte russo-français André Svétchine. Ce dernier, réputé pour ses villas méditerranéennes, donne corps à la vision du couturier : une bastide élégante, enracinée, lumineuse.
© Collection Christian Dior Parfums, Paris
La pierre est laissée nue, les volumes élargis, les jardins réorganisés comme un tableau vivant. L’atrium hexagonal accueille une rose des vents dessinée par Dior, en clin d’œil à sa superstition et à ses souvenirs normands. Le Château devient un théâtre intime de sa sensibilité.
La valise Vuitton de Christian Dior © Julien Faure
Phobique de l’avion, Dior effectue ses trajets Paris-Provence en train Paris-Lyon-Méditerranée. Son chauffeur l’attend à la gare, prêt à l’emmener au Château, avec sa malle Vuitton à ses initiales, encore visible aujourd’hui dans sa chambre.
Dans son livre, Dior déclare: « Elle se trouve à Montauroux, près de Callian où une bonne étoile m’avait permis, il y a quinze ans, de trouver la tranquillité et de préparer une nouvelle existence. De cette maison-là, je ne peux pas dire grand-chose puisque je suis en train de la faire. Elle est simple, solide et noble, et sa sérénité convient à la période de la vie qu’il me faudra bien aborder dans quelques années. Cette maison-là, je voudrais qu’elle fût ma vraie maison. Celle où – si Dieu me prête longue vie – je pourrai me retirer. Celle où – si j’en ai les moyens – je pourrai boucler la boucle de mon existence et retrouver, sous un autre climat, le jardin fermé qui a protégé mon enfance. Celle où je pourrai vivre enfin tranquille, oubliant Christian Dior pour redevenir tout simplement Christian. C’est à Montauroux que j’écris ces dernières lignes».
Le Château de la Colle Noire © Julien Faure
Le créateur fait construire le « miroir d’eau », un bassin de 45 mètres de long qu’il a lui-même conçu, reflétant la façade sud du Château et ajoute une touche poétique au domaine. Ce lieu, où les enfants du personnel viennent se baigner, incarne l’atmosphère conviviale et chaleureuse que Dior souhaite insuffler à sa demeure.
Le «miroir d’eau» dans le jardin du Château © Collection Christian Dior Parfums, Paris
L’intérieur du Château reflète l’éclectisme de Dior, mêlant meubles du XVIIIe siècle, styles Louis XV et Louis XVI achetés auprès d’antiquaires, et touches anglaises comme les tissus Colefax & Fowler dans le salon d’été. Chaque pièce est pensée avec soin, des grands salons aux chambres d’amis destinées à accueillir les amis.
Une décoration intérieure très éclectique © Collection Christian Dior Parfums, Paris
Une maison-jardin, parfumée et poétique
Le Château de La Colle Noire n’est pas un simple domaine : c’est un paradis sensoriel, une ode aux fleurs, à la terre et aux parfums. Dior y replante des roses de mai, du jasmin de Grasse, de la lavande, des oliviers, des amandiers; les allées sont constituées de cyprès et de plantes rares. Il y’a aussi un potager, des vignes, des arbres fruitiers. La maison est littéralement parfumée : chaque allée embaume, chaque pièce respire le Sud. On comprend mieux pourquoi Dior voyait le jardin comme un atelier de création.
La Provence a inspiré à Christian Dior la création de Miss Dior dès 1947, il dira : « Et puis Miss Dior est née. Elle est née de ces soirs de Provence traversés de lucioles où le jasmin vert sert de contre-chant à la mélodie de la nuit et de la terre ».; c’est bien le muguet de La Colle Noire qui est à l’origine de Diorissimo, créé en 1956 par Edmond Roudnitska.
Publicité de Diorissimo dans les années 50 © Collection Christian Dior Parfums, Paris
C’est dans cette tradition que François Demachy, parfumeur-créateur des Parfums Christian Dior, puise son inspiration en 2016 pour créer La Colle Noire. Au cœur de cette fragrance : la rose Centifolia de mai, cultivée dans le parc du domaine en hommage à Dior, et précieusement cueillie avant midi pour préserver son parfum délicat.
Un lieu de vie, d’amitié et de fête
Portrait de Monsieur Christian Dior dans les années 50 © Collection Christian Dior Parfums, Paris
Contrairement à l’image d’un refuge solitaire, La Colle Noire est aussi un lieu d’accueil. Le chemin menant au Château est tellement dissimulé que Dior dessine lui-même à la main l’accès au dos des cartons d’invitations. Dior reçoit ses amis – écrivains, artistes, musiciens – dans une atmosphère chaleureuse. Parmi eux : Colette, Marc Chagall, Jean Cocteau, Bernard Buffet, Raymonde Zehnacker, Mitzah Bricard, sa muse et confidente, Marie-Laure de Noailles, le photographe Robert Piguet, ou encore l’homme d’affaires Pierre Bergé, sans oublier Raymonde Zehnacker, sa proche et fidèle collaboratrice.
Chaque été, les repas se prolongent sous la pergola, les soirées s’étirent autour d’une partie de canasta. L’architecte Svétchine le dira plus tard : « C’est un art de vivre que Christian Dior voulait inventer à la Colle Noire. »
Attaché aux traditions, Dior participe à la messe de la Saint-Barthélemy, donne à la paroisse, se mêle aux habitants de Montauroux.
Le 8 août 1956, il ouvre le livre d’or du Château, dont les signatures et les dessins rappellent ses belles amitiés, témoignant aussi de l’aura culturelle du lieu.
Un atelier de création en Provence
Au-delà des fêtes et du repos, La Colle Noire est aussi un atelier. Dior y travaille, coupe, dessine, imagine ses futures collections. La lumière, les couleurs, les senteurs – tout l’inspire. « Ce retrait me permet de me concentrer sur l’essence même de mon art, en toute liberté. » disait-il.
C’est dans ce décor provençal que naît, en 1952, la célèbre Robe Bouquet, aux motifs floraux éclatants inspirés des jardins du Château. La nature environnante se reflète dans les imprimés, les coupes, les textures. La Provence devient la muse silencieuse du créateur.
Le style Dior © Collection Christian Dior Parfums, Paris
Une renaissance signée Dior Parfums
Fin octobre 1957, les villageois qui travaillent dans ses vignes reçoivent la terrible nouvelle, « Monsieur ne rentrera pas pour la fin des vendanges ». En vacances en Italie, le couturier a été terrassé par une crise cardiaque. Catherine s’installe un temps dans la maison, avant de la céder deux ans plus tard, en 1959. Meubles et bibelots partent aux enchères.
Le rêve de Dior se dissipe. La Colle Noire est laissée à l’abandon, avant d’être reprise en 1976 par une famille d’industriels du nord, qui en fait sa maison de vacances, puis une luxueuse location d’été pour des mariages et des baptêmes. D’avril à août 1999, le groupe anglais Oasis y a enregistré en partie son quatrième album Standing on the shoulder of giants.
Le Château de la Colle Noire et son allée de cyprès © Benjamin Decoin
En 2013, Les Parfums Christian Dior rachètent le domaine tombé dans l’oubli et débutent une restauration minutieuse, fidèle à l’esprit du maître. Jardins, bassin, intérieur : tout est repensé à partir des archives. Le Château retrouve son âme et la Colle Noire est inaugurée le 9 mai 2016 en présence de Charlize Theron, retrouvant sa vocation d’accueillir « les amis de la maison ».
La salle de bain de Monsieur après la rénovation © Collection Christian Dior Parfums, Paris
Aujourd’hui, le Château continue de véhiculer l’esprit de Christian Dior avec des événements privés, des expositions temporaires, des défilés exclusifs, des banquets et des célébrations comme le dîner de gala organisé en 2022 avec Anya Taylor-Joy. En mai 2025, Maria Grazia Chiuri et Victoire de Castellane y présentent la collection de haute joaillerie Diorexquis, renouvelant le lien entre passé et création.
Les mannequins, à l’issue du défilé de haute joaillerie Dior, devant le Château de la Colle Noire © Collection Christian Dior Parfums, Paris
La Colle Noire n’est pas qu’un lieu, c’est une vision, un vibrant témoignage de l’héritage de Dior. Christian Dior y a projeté ses rêves, ses souvenirs, son art de vivre. Ce domaine, fermé au public mais vibrant d’histoire, reste le témoin d’une quête : celle d’un équilibre entre silence, parfum et élégance. Il continue d’inspirer créateurs et parfumeurs, comme un secret bien gardé au cœur de la Provence.
« Je pense à cette maison comme à ma véritable maison… celle où je pourrai boucler la boucle de mon existence. » disait Christian Dior. Un vœu qui, soixante-dix ans plus tard, fleurit encore dans chaque allée de roses.
À lire : Christian Dior et le Sud, le Château de la Colle noire – Laurence Benaim, Rizzoli, 2017
Le Château de La Colle Noire, un art de vivre en Provence – Guillaume Garcia-Moreau, 2018
Christian Dior et moi de Christian Dior – Librairie Vuibert, 2011
Prochain épisode: Paul Poiret et la Villa Poiret à Mézy-sur-Seine
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Photo à la Une : montage du portrait de Christian Dior et le Château de la Colle Noire © Collection Dior Parfums, Paris