Le saké a fait son entrée début décembre 2024 au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Un coup de projecteur bienvenu pour cette boisson alcoolisée japonaise à base de riz reposant sur un processus de fabrication établi il y a 500 ans. Si elle bénéficie d’un attrait renforcé en Europe, elle est confrontée à une baisse continue de sa consommation sur l’archipel depuis les années 1970. Ce désamour de la jeunesse nippone pour cet ancestral breuvage semble même s’être accru post-covid.
C’est l’histoire d’une boisson considérée à tort comme un digestif hautement alcoolisé.
Comment cela serait-il possible de la part d’une population dépourvue d’une enzyme facilitant justement la métabolisation de l’alcool ? Là où les chinois ont leurs baiju – eaux de vie obtenues par distillation de vin de céréale, à base de sorgho – les japonais ont leurs sakés, à base de riz fermenté. Soit des boissons contenant jusqu’à 50° d’alcool pour les premiers et entre 13 et 16° pour les seconds.
Profondément enraciné dans la culture japonaise, au point d’avoir été érigé en boisson nationale, le saké serait pourtant très probablement né en Chine. Les japonais ont toutefois perfectionné son élaboration avec notamment la découverte d’un champignon ascomycète.
C’est d’ailleurs la fabrication de saké à base de koji, une sorte de moisissure transformant l’amidon des ingrédients en sucre, qui a été inscrite au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Elle constitue la 23e entrée de l’archipel sur cette liste après le théâtre nôgaku, la cuisine washoku et les danses folkloriques locales. Bénéficiant de la véritable Japan Mania qui anime les européens en quête d’exotisme et abreuvés de culture Kawaii – à base d’anime et de manga – depuis leur plus tendre enfance dans les années 1970, 1980 et 1990, le saké souffre pourtant d’un désamour dans son pays d’origine.
A noter que le saké n’est pas la seule boisson alcoolisée traditionnelle à avoir été reconnue par l’Unesco en décembre dernier : le shochu, liqueur distillée (à base de patate douce, orge, riz…), originaire du sud-ouest du Japon, est également présent, tout comme l’awamori (boisson alcoolisée traditionnelle d’Okinawa) et le mirin (vin de riz de cuisine japonais).
Un savoir-faire ancestral
Bien que le terme saké désigne aussi bien la fameuse boisson et par extension l’ensemble des boissons alcoolisés japonaises, la population nippone préfère le terme de nihonshu (日本酒, littéralement « alcool japonais »), afin de désigner plus spécifiquement celui-ci.
D’abord domaine réservé à la cour impériale, le saké était également donné en offrande sacrée aux kamis, les divinités japonaises. Au cœur des rituels religieux shintoïstes, il a gagné son titre de « boisson des dieux ».
Au VIIIe siècle (période Nara), le saké reçoit ses lettres de noblesse par un édit de la cour impériale. La sophistication de sa production, par la découverte d’un champignon indispensable dans le processus de fermentation, incite le palais impérial sous l’ère Heian (794-1185) à créer un département dédié. A charge pour celui-ci de veiller au strict respect des techniques d’élaboration et de son usage lors des rituels. Il faut attendre l’Ère Edo (1603-1868), pour que la technique du brassage en plusieurs étapes, quasi inchangée depuis, s’impose.
S’apparentant à une « bière de riz », sa fabrication nécessite le recours à une eau de source dans laquelle on a fait étuver et fermenter du riz, grâce à l’action du kōji-kin (麹菌, littéralement « microbe-levure ») une moisissure ou champignon que l’on retrouve dans la composition de la sauce soja et du miso. C’est ce kōji-kin qui produit les enzymes transformant l’amidon du riz en sucre. “Il s’agit d’un brassage singulier, même au niveau mondial, appelé ‘fermentation double’, qui permet de transformer l’amidon de céréales en sucre, puis ce sucre en alcool” précise le quotidien Nihon Keizai Shimbun.
Salué par l’UNESCO, ce savoir-faire ancestral a été perfectionné au fil du temps par les tojis (maîtres brasseurs) et les kurabitos (artisans des brasseries).
Une consommation en berne au Japon
Particulièrement ancré dans la culture japonaise et la religion shinto, le saké figure parmi les principales offrandes faites aux dieux avec le riz et les gâteaux de riz. La boisson est du reste présente dans de nombreux rituels et consommée lors de festivals, de mariages et de réunions de famille.
Malgré cette place de choix dans le quotidien des japonais, la consommation nationale de saké a été divisée par quatre ces 50 dernières années. En 2023, les japonais ont bu 390 millions de litres contre 1,7 milliard en 1973. Une moindre consommation voire un désintérêt pour l’alcool chez les jeunes peuvent expliquer le phénomène, tout comme une préférence chez ces derniers pour la bière et le vin.
Les japonais misent donc de plus en plus sur les occidentaux… pour faire reboire leurs compatriotes. Les exportations ont ainsi plus que doublé depuis 2011, pour atteindre 29 millions de litres en 2023, portées principalement par les Etats-Unis et la Chine.
Moins acculturée au goût de l’alcool de riz, l’Europe et notamment la France est pourtant de plus en plus amatrice. Signe de cet engouement, les exportations vers l’Hexagone ont doublé depuis 2020.
Pour séduire cette clientèle en devenir, le saké se fait plus floral et fruité (de type Ginjo et Daiginjo), grâce à l’usage de riz particulièrement polis offrant un goût prononcé de pomme verte, de litchi ou de banane. D’autres acteurs, à l’instar de la Maison de saké Takara Shuzô, ont développé en 2011, Mio, l’un des premiers sakés pétillants (Mizubasho) sur le marché. Sa faible teneur en alcool (5°) et ses saveurs de pomme et de poire ont remporté un franc succès au point de devenir la référence du sparkling saké. Ses fines bulles et surtout sa fraîcheur n’auraient d’ailleurs pour certains rien à envier au champagne. Plus surprenant encore, cette boisson longtemps considérée comme sacrée se retrouve dans des cocktails créatifs et même sous forme de sorbets.
De leur côté, les vrais amateurs comme les grands restaurants se tournent vers des sakés plus confidentiels aux goûts plus prononcés (sakés vieillis, kimotos, nigoris ou sakés naturels). Ainsi, aux Ginjo et Daiginjo, les puristes préfèrent le Junmai, riche et intense. Il se caractérise par un goût de riz prononcé, marqué par l’umami, cette cinquième saveur, si chère à la cuisine nippone. Trouble et non filtré, le Nigori présente une texture crémeuse unique tandis que son goût profond rappelle les vins oxydatifs.
Les établissements les plus branchés multiplient les accords mets-saké, sur le même modèle que l’accord mets-vin.
Depuis quelque temps, le saké bénéficie d’une forte médiatisation en France et d’autant d’opérations séduction, que ce soit le Salon européen du saké, lancé en 2013 ou encore l’événement « Saké Nouveau », lancé en 2018 par le fondateur de la Maison du saké. Mais c’est surtout le concours d’alcools traditionnels japonais Kura Master (Saké, Umeshu, Honkaku Shochu et Awamori), initié en 2017, qui a fait connaître la boisson sacrée dans l’hexagone. Un phénomène nouveau : le premier établissement spécialisé dans le saké à Paris ne date que du début des années 2000 !
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