Si Paris est depuis toujours la capitale incontestée de la mode, si le style français demeure LA référence dans le monde, un évènement, unique dans l’Histoire de la Mode, est venu bouleverser quelque peu cette suprématie : le prestige des grands couturiers français, sans être dépassé, a reçu, le 28 novembre 1973, au château de Versailles, une petite leçon de mode avant-gardiste américaine…
Paris et les autres capitales de la mode
Pendant très longtemps, les grands couturiers français ont donné le ton de la mode internationale, et le style français, incomparable, unique, inégalé et probablement inégalable, a insufflé l’air du temps au reste du monde. Le monde entier est d’accord pour reconnaître l’excellence et le génie de la mode française, qui ont fait de Paris la capitale de l’élégance la plus illustre et la plus prestigieuse.
Aussi, nul ne saurait contester le fait que Paris conserve toujours l’exclusivité de la mention « Haute Couture » depuis son invention au 19 ème siècle, celle-ci étant inextricablement liée à la ville qui l’a vue naître.
Cependant, depuis plusieurs décennies, d’autres capitales de la mode se sont imposées face au berceau de la Haute Couture, comme Londres, pour son mélange de créativité et de conservatisme, Milan, pour l’audace des couleurs et l’excellence de la maroquinerie, et enfin New York, pour une mode plus accessible et le développement du prêt-à-porter.
La mode américaine gagne en prestige
Le 20ème siècle, qui a connu deux périodes que l’on peut qualifier « d’âge d’or » de la mode parisienne, le premier après la Première Guerre mondiale, avec des couturiers comme Jeanne Lanvin, Coco Chanel et Elsa Schiapparelli, le second après la Seconde Guerre mondiale, avec Carven, Pierre Balmain et Christian Dior, est aussi le siècle où la mode américaine a acquis, lentement mais sûrement, un prestige incontestable.
Le cinéma américain, avec ses actrices toutes plus sublimes et élégantes les unes que les autres, a énormément influencé le public international en matière de mode, notamment pendant des périodes où l’Europe a souffert, et où son économie était en berne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale par exemple, alors que la France est occupée et que la mode parisienne semble très ralentie, l’Amérique innove totalement avec une mode qui se veut accessible au plus grand nombre et invente ce qui va devenir le prêt-à-porter.
Dans les années 1950, alors qu’à Paris Coco Chanel crée la tenue iconique de la Parisienne et l’un des chefs d’œuvre de la Haute Couture française, le « tailleur Chanel », le prêt-à-porter américain donne naissance à « l’american look » qui se veut un style simple et accessible pour les femmes actives. C’est à ce moment que New York devient une capitale majeure de la mode et commence à influencer les couturiers européens.
Dans les années 1960, alors que Londres devient LA capitale de la mode et donne le la de l’esprit des sixties, notamment avec la mini-jupe, la Haute Couture parisienne semble quelque peu éteinte, avec 19 maisons de couture seulement, contre 100 dix ans auparavant.
C’est à ce moment que la mode américaine croît considérablement en créativité, au point d’en devenir le centre, avec des créateurs comme Donna Karan, Calvin Klein, Ralph Lauren, Halston, ou Diane de Fürstenberg.
La bataille de Versailles
Ce succès est tel que les Américains s’autorisent à croire qu’ils sont définitivement affranchis du dictat du style français et vont le montrer lors d’un évènement sans précédent dans l’histoire de la mode. Le 28 novembre 1973, le Château de Versailles est le théâtre de ce que la presse américaine verra comme une bataille entre la Haute Couture française et l’avant-garde américaine.
Sur l’initiative d’Eleanor Lambert, attachée de presse américaine influente qui sait faire émerger à la célébrité des créateurs talentueux, est organisé, sous prétexte de gala de charité devant servir à financer les travaux de restauration du Château de Versailles, un défilé pendant lequel cinq créateurs américains présenteront leurs créations à cinq couturiers français.
Côté américain, les couturiers invités sont Oscar de la Renta, Halston, Bill Blass, Stephen Burrows et Anne Klein, cette dernière ayant suscité un certain mépris côté français, ses créations étant jugées plus que « moyennes » car simples et destinées aux femmes actives.
Les couturiers français présents ne sont pas des moindres : Yves Saint Laurent, Hubert de Givenchy, Pierre Cardin, Emmanuel Ungaro et Marc Bohan pour Christian Dior ne présentent que de la Haute Couture, comme l’a voulu Pierre Berger.
Il s’agit donc d’un affrontement entre ce qu’il y a de plus prestigieux dans la Haute Couture française et une avant-garde américaine qui crée la nouvelle tendance en prêt-à-porter accessible. Dans le public on aperçoit Grâce Kelly, Jane Birkin, Liza Minelli et Andy Warhol, pour ne citer qu’eux. Toute la Jet-Set est là.
Ses yeux ébahis voient la France mettre en scène son savoir-faire ancestral alors que le défilé américain a l’audace d’être ouvert sur le futur. Il fallait oser, face au génie français, face à ces sublimes couturiers quelque peu prisonniers de leur style, être résolument moderne et tourné vers l’avenir…
Joséphine Baker fait l’ouverture du show français, grandiose comme on peut s’y attendre. C’est Liza Minelli qui ouvre, côté américain, un défilé sans grande mise en scène, sans orchestre, mais des chansons envoûtantes accompagnent des mannequins aux corps incroyables. Dix d’entre elles sont afro-américaines, et leur beauté spéciale éblouit un public enchanté et bientôt hystérique, qui fait une standing ovation et lance une pluie de brochures pour marquer le triomphe américain.
Eleanor Lambert a gagné son pari : la mode américaine a montré son prestige, elle n’est pas qu’une industrie du prêt-à-porter, les créateurs ont leur propre génie, qui peut s’affirmer sans complexe face à l’excellence française. « Au moment où les projecteurs se sont éteints et où le rideau s’est abaissé sur le spectacle de la soirée, l’histoire de la mode était née ; son industrie était à jamais transformée » a déclaré Robin Givhan, critique de mode au Washington Post, dans son livre The Battle of Versailles (2015)..
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