Luxus Plus Magazine continue sa série sur les grandes collaborations de l’histoire de la mode et du luxe. Aujourd’hui, focus sur ces nombreuses liaisons, pas toujours dangereuses, entre le secteur du luxe et le monde du Street Art qui ont fait couler beaucoup d’encre cette dernière décennie…
Luxe et Street Art semblent de prime abord antinomiques. Le premier évoque rigueur, élégance, inaltérabilité, somptuosité; le second fait plus allusion à la rébellion, à l’éphémère, au grunge et à l’accessibilité. Le Street Art casse les codes de la société et de la bien-pensance et s’adresse au tout-venant là où le luxe tend à établir des normes et à entretenir une certaine sélectivité communautaire. Et pourtant, nous avons vu émerger ces dix dernières années des collaborations entre des marques de luxe et des artistes issus de la rue, qu’ils soient graffeurs, pochoiristes, colleurs d’affiche, poseurs de stickers ou de mosaiques ou véritables muralistes reconnus.
Pourquoi donc cet intérêt accru des marques de luxe pour une forme d’art atypique bien qu’en fort développement ? Une cible est clairement visée : ces fameux Millenials qui représentent 45% des consommateurs des Personal Consumer Goods dans le luxe et qui ont grandi avec l’Art Urbain et les réseaux sociaux. Les street artists, très présents sur Instagram et Snapchat, sont des connecteurs puissants pour toucher les trentenaires et jeunes quadragénaires avec un fort pouvoir d’achat. Les marques de mode et de luxe ne s’y trompent pas. Les grandes entreprises du secteur considèrent aujourd’hui que l’Art Urbain est un excellent relais pour leur image, quitte à s’encanailler quelque peu. Et les artistes n’y sont pas, du moins pas la majorité d’entre eux, opposés.
Pour bien comprendre les enjeux de ce type de collaboration, il faut appréhender deux points cruciaux.
Premièrement, l’expansion phénoménale de l’art urbain dont les ventes des artistes les plus côtés explosent. Banksy a vendu l’an dernier son Devolved Parliament à plus de 11 millions d’euros aux enchères, soit plus de cinq fois l’estimation de base.
Ensuite, il convient de se remémorer que les collaborations entre marché de l’art et secteur du luxe ne sont pas récentes.
Rappelons nous Yves Saint Laurent et sa célèbre robe Mondrian, présentée lors des défilés de l’automne/hiver 1965. Une collection qui rendait hommage au sens de la géométrie du peintre hollandais et qui fut saluée avec enthousiasme par la presse internationale.
Ou bien encore, dans les années 30, Elsa Schiaparelli et Salvador Dalí, amis dans la vie, qui ont défrayé la chronique en réalisant ensemble des pièces de légende, jugées tout d’abord scandaleuses avant de trouver leur public, comme le chapeau-chaussure ou la célèbre robe Homard qui fut même portée par Wallis Simpson lors de son mariage avec le duc de Windsor.
Après l’art moderne, le pop art n’a pas non plus échappé à la mode des collaborations. Keith Haring signait dans les années 80 des montres pour Swatch, commercialisées à 10.000 exemplaires, pile au moment où sa notoriété internationale s’envolait.
Plus récemment, Louis Vuitton, après s’être déjà associé à des artistes contemporains comme Takashi Murakami ou Yayoi Kusama, confiait en 2017 à Jeff Koons le design d’une capsule intitulée “Masters“ qui revisitait des sacs iconiques de la marque avec des reproductions peintes à la main d’œuvres de Grands Maîtres, une “re-création” librement inspirée de la série Gazing Ball Paintings de l’artiste. Une collaboration controversée, souvent jugée laide mais qui a néanmoins atteint son public, la capsule ayant été vite épuisée en ventes.
On voit bien que les collaborations entre monde de l’art et secteur du luxe ont gagné en audace au fil des années. De là à ce qu’une marque décide de s’associer à une forme d’art jugée irrévérencieuse et à des artistes qui opèrent parfois encore dans l’illégalité, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi. Une façon pour les entreprises du luxe de se mettre à l’air du temps et de gommer leur réputation de marques surannées tout en s’appuyant sur des street artistes qui sont « bankables » .
Arrêtons-nous sur certaines d’entre elles.
En 2011, l’artiste graffeur Kongo réinterprète pour la collection “Carré Graff by Kongo“ le célèbre carré de soie de la maison de couture française Hermès. Il y appose sa signature: un design inspiré des tags urbains, coloré et décalé.
En 2019, le nouveau directeur artistique Dior Homme, Kim Jones, a fait appel à l’artiste new-yorkais Brian Donnelly, connu sous le nom de Kaws, pour réinventer le fameux motif d’abeille de la maison et créer un nouveau logo Dior spécialement conçu pour la collection. La capsule “Dior Homme x Kaws“ élaborée pour le printemps/été 2019 se compose d’un large éventail de blousons à capuche, de tee-shirts, de pantalons et d’accessoires.
Parfois, ce sont les street-artists qui détournent les marques de luxe. L’artiste urbain Zevs par exemple, “liquide” les logos de marques comme Louis Vuitton, Chanel, Nike, Supreme ou Lacoste depuis 2006. Louis Vuitton n’a pas manqué par la suite de sauter sur l’occasion artistique d’intégrer son logo liquidé par Zevs dans une de ses collections, largement relayée par des pop stars comme Billie Eilish.
En 2016, Guerlain faisait appel au Street Artist John Andrew Perello, plus connu sous le nom de JonOne, pour concevoir une nouvelle collection, hommage à trois parfums emblématiques de la marque. Le graffeur et artiste peintre américain a utilisé le mythique flacon aux Abeilles de la Maison, comme support de son œuvre. 98 pièces d’exception ont été réalisées sous trois versions de couleurs différentes.
La Maison Hennessy propose régulièrement des collaborations avec des artistes urbains. Après notamment Kaws, Shepard Fairey, Ryan McGinness et JonOne, Vhils s’est prêté au jeu du design de la carafe Hennessy Very Special en 2018. L’artiste portugais a ajouté à ses techniques sérigraphiques habituelles, de l’encre et de l’acide sur le papier afin de créer une oeuvre constellée de noirs et de jaunes profonds, évoquant le cognac.
L’horloger TAG Heuer quant à lui s’est associé dès 2017 avec le street artist Alec Monopoly. Ce New-Yorkais de 34 ans, dissimulé derrière un masque, s’est fait connaître en 2008 avec ses graffitis qui s’insurgeaient contre la crise des subprimes, en mettant en scène l’avare Rich Uncle Pennybags, la mascotte du jeu Monopoly.
On assiste définitivement à une explosion des collaborations entre marques et street artists ces dernières années; les annonces se succèdent à un rythme effréné, comme une course à l’échalote que mèneraient les maisons de luxe pour profiter d’un filon juteux. Peut-être assistons nous à une marchandisation extrême de l’art urbain. Il n’en reste pas moins que de nombreux artistes avouent gagner plus avec ce type de collaborations que par les ventes en galerie. Un argument pécuniaire, mais pas que. Pour certains artistes, c’est aussi l’occasion de continuer à rendre leur art accessible en l’immisçant dans le quotidien des gens.
Toujours est-il que nous avons encore quelques belles années de noces rebelles devant nous, avant que l’enthousiasme des Millenials pour le Street Art ne se tarisse ou que le phénomène spéculatif que connaît actuellement le marché de l’art urbain ne s’essouffle. Nul doute que les marques de luxe trouveront d’autres filons innovants en termes de marketing d’ici là.
Photo à la Une : Dior X Kaws