Les grandes collaborations de l’histoire de la mode et du luxe (épisode 4) : comment le secteur du luxe s’est « suprémisé »

Luxus Plus Magazine continue sa série sur les grandes collaborations de l’histoire de la mode et du luxe. Aujourd’hui, passage à la loupe de la marque la plus prolifique en matière de collaborations : Supreme. Où comment l’on assiste depuis presque 20 ans déjà à ce que l’on appellerait en novlangue un phénomène de « suprémisation » intensive du secteur.

 

Vous reprendrez bien un peu de Supreme ? Il faut dire que depuis le début des années 2000, il est difficile d’échapper au buzz autour de la marque.  Pas une saison ne passe sans qu’un nouveau projet de collaboration ne soit annoncé à grand renfort de campagne marketing, de celebrity endorsement et de relais influenceurs. Ce qu’il y a de bien avec Supreme, c’est qu’il y en a pour tous les goûts, bon ou mauvais ceci dit, car il faut être sacrément adepte de la logomania quand même. Mais par forcément pour toutes les bourses par contre.

 

Supreme c’est LA marque de streetwear créée en 1994 par James Jebbia au coin de Lafayette Street et de Prince Street à New York. Sa force incontestable, c’est de savoir créer le désir par le manque. La marque travaille intensément le créneau de la pénurie. Comme le souligne le New York Times  : « Avec Supreme, il faut gagner le droit d’acheter ». Avoir accès aux produits relève souvent du parcours du combattant. Il faut chausser ses baskets (Nike bien sûr avec qui Supreme a fait une première collaboration dès 2002), faire la queue pendant des heures et s’armer de patience pour faire partie des Happy Few qui arboreront un produit de la marque au box logo rouge si reconnaissable aujourd’hui et dont la typographie est inspirée de l’artiste Barbara Kruger. Et surtout si recherché au point que le marché noir regorge d’offres à des prix exorbitants.

 

 

On soulignera ici la dichotomie pour Supreme d’être une marque dont la mission initiale est de promouvoir la culture downtown et skate new-yorkaise (donc une culture de rue qui par définition se veut démocratique), et de se retrouver finalement quasiment inaccessible au plus grand nombre. James Jebbia s’est approprié les codes du luxe et a vite compris l’intérêt pour sa marque de franchir le pas de la luxification : des collections disponibles en quantités restreintes, une sélectivité des clients, l’association avec des célébrités, puis très rapidement des collaborations médiatiques avec des marques hautement désirables.

 

Faisons un retour en arrière. En 1994, Supreme ce sont des chinos résistants, des tee-shirts épais et des hoodies made in Canada pour skateurs en recherche de produits de qualité. Un ancrage donc fort dans la culture urbaine. Cette culture urbaine, elle a ses propres codes et sa propre identité : rébellion, indépendance, expression, diversité, créativité, partage, mixité, contre-courant sont autant de mots clefs qui la décrivent. C’est aussi dans cette communauté de la culture urbaine que hip-hop, rap, graffiti et free style ont trouvé leur ancrage. Pas très Louis Vuitton tout cela, non? Et pourtant…

 

 

Indéniablement, la collaboration qui aura le plus marqué les esprits, c’est celle que Supreme a signé avec Louis Vuitton en 2017. C’est Kim Jones qui a eu l’idée d’une collection capsule avec la marque de streetwear new yorkaise. Le résultat : une cinquantaine de pièces, incluant t-shirt, hoodies, jeans, salopettes, mais aussi plusieurs accessoires comme des sacs, pochettes, foulards, écharpes, ou bien lunettes de soleil, gants et porte-clés. Une ode au logo en all-over puisque les deux marques associent leurs identités visuelles respectives, toutes deux basées sur du monogramme et du logotype. De la street culture à la street couture, il n’y a qu’un pas…

 

 

Nous l’avons déjà vu dans les épisodes précédents : les marques de luxe comme Louis Vuitton aiment s’encanailler pour avoir l’air plus hype et séduire les cool kids. Le lecteur nous pardonnera ces anglicismes qui ne servent qu’à illustrer à quel point le secteur du luxe cherche désespérément à attirer une cible plus jeune, moins traditionnelle, prescriptrice, en empruntant ses codes et son vocabulaire. C’est pourquoi s’associer à une marque qui de prime abord semble être diamétralement opposée sur le spectre de la mode est une stratégie devenue si répandue pour les grandes maisons.

 

Supreme a conféré à Louis Vuitton une légitimité non négligeable auprès des millenials. L’incroyable désirabilité générée par la collection conjointe en 2017 a prouvé que le filon était juteux.  Bien que controversée, les aficionados de Louis Vuitton ayant vu rouge dans l’histoire, l’opération marketing a été un succès fulgurant. Cela étant dit, Louis Vuitton n’est pas à une contradiction près puisque la maison de luxe française est allée chercher la marque qu’elle avait pourtant assignée en 2000 pour avoir détourné leur fameux monogramme sur des skates… Il faut dire que Supreme n’était pas encore à l’époque un phénomène global de masse.

 

Mais revenons à ce fin stratège qu’est James Jebbia qui, soulignons le au passage, a remporté le prix Menswear Designer of the Year aux CFDA Awards 2018, faisant de Supreme la première marque streetwear gagnante du prix. Pour susciter l’émulation, le fondateur de la marque a donc décidé dès le début de produire en quantités limitées et de faire fonctionner le magasin new yorkais en vente exclusive. Mais quantités limitées ne signifient pas forcément raréfaction de l’offre puisqu’aujourd’hui, Supreme dégaine hebdomadairement une flopée d’objets du quotidien, parfois incongrus, estampillés du logo de la marque allant de l’assiette, du ballon, du pistolet à eau, de la gourde, à la paire de baguettes ou encore au canoë-kayak gonflable.

 

 

Très vite, Supreme s’est façonné une image exclusive en multipliant les collaborations avec d’autres griffes ainsi qu’avec des artistes contemporains (Jeff Koons, Damien Hirst, Richard Prince, Takashi Murakami…).  James Jebbia a compris l’importance que ces associations pouvaient revêtir pour Supreme, dans une quête de force de frappe démesurée, quitte à frôler parfois le too much. Des plus obvious aux plus inattendues, passons en revue les co-brandings les plus marquants de ce millénaire.

 

Supreme x Nike, c’est LA collaboration fil rouge de la marque avec une collection quasiment annuelle depuis 2002. La plupart des modèles phares de Nike ont été revisités par Supreme. Les deux griffes n’hésitent pas non plus ces dernières années à faire endosser les produits issus de leur collaboration par le rappeur franco-britannique Octavian.

 

 

Côté chaussures, les collaborations de Supreme avec les marques sont nombreuses et régulières : Vans, Clarks, Timberland ou Doc Martens font partie des plus récurrentes. Là aussi, les modèles iconiques de chacune des griffes sont revisités à la sauce Supreme.

 

 

Fidèle, Supreme l’est également avec The North Face. Lancée en 2007, la toute première collaboration entre les deux marques émanait de la volonté de James Jebbia de plonger dans les archives de The North Face pour éditer des pièces phares de la griffe, ramenant ainsi à la vie plusieurs gammes de produits oubliées.

 

 

En 2012, Supreme s’est associé pour la toute première fois avec Comme des Garçons. La première collaboration présentait des sweatshirts à capuche et des tee-shirts à pois avec le box logo de Supreme en miroir, un ensemble de chemises oxford rayées avec une bande Supreme rouge et des casquettes assorties. Ce concept de miroir et de division du logo Supreme est depuis devenu une marque de fabrique de la collaboration, tout comme les pois, qui font partie intégrante du langage graphique du label de Rei Kawakubo.

 

 

Supreme collabore également annuellement avec Lacoste depuis 2017, année où la marque de streetwear US infusait sa signature au vestiaire de la griffe au crocodile française avec une série de survêtements aux inflexions 90’s.  A chaque fois, le résultat est le même pour la collection : aussitôt dévoilée, aussitôt écoulée. Un paradoxe de plus quand on sait combien Lacoste a œuvré pendant des années à virginiser la marque que les jeunes de la rue s’étaient appropriée, au grand dam de la griffe qui souhaitait quant à elle monter en gamme et se positionner plus comme preppy que comme street

 

 

En 2018, Supreme a collaboré avec Rimowa sur des versions sur mesure en aluminium des valises Multiwheel Topas de la marque disponibles en rouge et en noir. Le succès de cette première collection, épuisée en seulement 16 secondes, a motivé une seconde collaboration en 2019.

 

 

Plus surprenant, en 2020, Supreme a signé une collaboration avec Oreo. Vendus en édition limitée à leur sortie exclusivement dans les boutiques Supreme, ces gâteaux rouges, rares et uniques en leur genre ont vu leur prix s’enflammer, atteignant des montants inimaginables à la revente sur eBay.  Mis en vente à 500 dollars, le paquet a très vite atteint entre 4 000 et 15 000 dollars… En faisant le biscuit le plus cher au monde.

 

 

Dernière collaboration en date, la collection Supreme x Les Schtroumpfs est sortie le 3 octobre dernier dans toutes les boutiques et sur le site internet de Supreme. La bande dessinée belge créée en 1958 par Peyo a connu un fort regain d’intérêt aux États-Unis grâce au succès du long métrage présenté en 2011.

 

 

On le voit bien, Supreme agit comme un coup de baguette magique sur l’ensemble des collaborations que la marque met en place. Elles sont très nombreuses, prolifères, et surtout sont devenues le gage d’une réussite presqu’arrogante. Tout ce qui porte le logo Supreme se vend (et se revend) en quelques minutes. La griffe US permet un revival aux produits oubliés ou déchus de nombreuses marques. Elle confère une incroyable aura de désirabilité aux collections. Rien d’étonnant donc que de nombreux maisons frappent à la porte de Supreme pour des partenariats. C’est le gage d’une opération hautement bankable qui permet également à des marques parfois surannées de revenir au goût du jour.

 

Nous sommes bien ici face à un véritable phénomène de masse, une onde de choc qui traverse l’ensemble de l’industrie de la mode et du luxe et qui ne semble pas prêt de s’arrêter. On aurait pu croire que l’engouement suscité par Supreme ne durerait qu’un temps. Or, depuis 20 ans le label de James Jebbia occupe le devant de la scène et infuse notre quotidien, comme jamais une marque de streetwear issue de la culture de rue ne l’a fait. Chaque nouvelle collection est attendue de pied ferme, compte à rebours oblige, et se transforme en un véritable tsunami médiatique et commercial. Comment ne pas évoquer ici la vente aux enchères Supreme de 2018 chez Artcurial qui a généré sous le marteau d’Arnaud Oliveux, spécialiste de l’art urbain, 850 681 € pour les 130 lots vendus. Soit le double de l’estimation globale.

 

La marque est aussi bruyante que son créateur est discret, s’exprimant peu dans la presse. Dans sa dernière interview, donnée en 2019 à Gentleman Quarter dans le cadre des 25 ans de la marque, James Jebbia exposait sa philosophie pour l’avenir de Supreme, dont le groupe de Private Equity Carlyle (également actionnaire de Moncler) a pris 50% du capital pour 500 millions de dollars en 2017 : « Nous ferons ce que nous avons toujours fait. C’est-à-dire essayer d’être ouverts, conscients de ce qui se passe, essayer de faire les meilleures choses possibles pour les jeunes tout en restant fidèles à nous-mêmes. »

 

Une marque donc pensée pour les jeunes, utilisant le vocable des jeunes, mais visiblement pas pour tous les jeunes, car il devient difficile de considérer Supreme comme un label inclusif tant le facteur pécunière devient une variable prépondérante aujourd’hui dans la commercialisation de la griffe.

 

Finalement, la vraie question n’est elle pas de savoir si c’est le luxe qui se « suprémise » ou si c’est la street culture qui se luxifie ? Le débat est ouvert.

 

 

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Photos à la Une : © Trendstop

Photos en corps de texte :  site internet et compte Instagram de Supreme

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