Pierre de Gigord, grand collectionneur à l’œil avisé, est le généreux donateur d’une collection de photographies de l’époque de l’Empire ottoman. Ces témoignages inédits sont présentés dans le cadre de l’exposition « Salonique, Jérusalem des Balkans, 1870-1920 » au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, du 19 septembre au 21 avril 2024. Entretien exclusif.
Sur la façade de l’Hôtel de Saint-Aignan, l’un des plus beaux hôtels particuliers du Marais, l’affiche claque, immense, magnifique, présentant l’exposition « Salonique, Jérusalem des Balkans, 1870-1920, la donation Pierre de Gigord. » Salonique, Jérusalem des Balkans, 1870-1920 . Sans cette donation de 370 photographies et documents au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MahJ), cette exposition n’existerait pas.
Pierre de Gigord, grand voyageur, passionné de l’Orient, a eu une vie plurielle. Diplômé de l’Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs, il a été visionnaire en créant une mode tendance hippie bohème dans les années 70, à partir de pièces importées d’Inde et de Turquie. Il a créé plusieurs chaînes de boutiques de vêtements et bijoux (Anastasia, Diwali…) en France et à l’étranger, où les stars de l’époque venaient s’habiller … et prendre le thé.
Dans le même temps, ce fils de militaire collectionnait des peintures orientalistes, des photographies et des documents de l’Empire ottoman. A la tête d’une imposante collection, il est devenu l’expert-ressource incontournable auprès des chercheurs. C’est ainsi qu’il a collaboré avec l’historienne Catherine Pinguet, chercheuse associée au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centreasiatiques (CNRS et EHESS). A partir du corpus de base des photographies, Catherine Pinguet a retracé l’histoire de Salonique, 1870-1920, une publication éditée par CNRS Editions en août 2023.
La présentation de l’exposition sur ce même thème a eu lieu le 8 octobre 2023… au lendemain des attaques terroristes contre Israël. Ce jour-là, Paul Salmona, le directeur du MahJ, a présenté non sans émotion le sujet de la table ronde. Les débats avec Pierre de Gigord et Catherine Pinguet, commissaire de l’exposition, ont été animés par François Azar.
Cinq questions à Pierre de Gigord
Luxus Mag : Comment avez-vous pu constituer cette collection exceptionnelle de photographies anciennes sur Salonique ?
Pierre de Gigord : Cette collection est une succession de « miracles » !
Premier miracle : les plaques de verre d’Ali Eniss ont été récupérées par des chiffonniers dans son ancien immeuble en démolition à Istanbul dans les années 1980. Elles ont été vendues à des antiquaires, puis à un Turc de la diaspora qui vivait à Paris.
Deuxième miracle : ce Turc ne s’intéressait pas à Salonique, aussi ai-je pu acquérir cette collection lorsque je l’ai rencontré à Paris.
Troisième miracle : j’ai fait la connaissance de Haris Yiakoumis, un marchand collectionneur grec très pointu, qui vit à Salonique. Il m’a guidé dans mes achats de photographies. J’ai profité de mes visites pour aller deux fois au Mont Athos, l’un de mes plus grands souvenirs de voyages, une expérience unique !
Quatrième miracle : le musée Getty m’a acheté 6 000 photos en 1994, mais il ne voulait pas des plaques de verre.
Cinquième miracle : au moment où un acquéreur chargeait la voiture, j’ai pensé : « Non c’est trop stupide ! ». Une chance : J’ai pu reprendre mes photos d’Ali Eniss, et il m’a rendu les 45 000 francs de l’époque.
Sixième miracle : suite à un projet de livre avec Catherine Pinguet, j’ai fait la connaissance de Paul Salmona, directeur du MahJ. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois et il m’a convaincu de faire l’exposition, et pourquoi pas une donation ?
Luxus Plus : Qu’est-ce qui fait la singularité de cette exposition ?
Pierre de Gigord : A ma petite échelle, de manière très désordonnée, j’ai constitué en quarante ans la collection la plus importante dans le monde sur l’Empire ottoman.
Sans ces photos et documents nous aurions peu de témoignages visuels de l’histoire de Salonique, de la seconde moitié du XIX e siècle à la fin de la Première Guerre mondiale. A partir de la donation, nous avons sélectionné les 150 pièces les plus intéressantes. Ce sont des autochromes, des tirages argentiques, des vues stéréoscopiques, mais aussi des albums de photos, des cartes postales, des magazines, des brochures, des affiches qui racontent la vie de la cité.
Grâce aux décryptages et commentaires de l’historienne Catherine Pinguet, les images ne sont plus muettes, mais elles nous restituent les évènements de l’époque.
Luxus Plus : Que nous raconte cette exposition de la Thessalonique grecque sous l’Empire ottoman ?
Pierre de Gigord : A la fin du XIX ème siècle, Salonique comptait environ 120 000 habitants dont 80 000 étaient principalement des Juifs sépharades expulsés d’Espagne, mais aussi des Romaniotes, Juifs hellénisés dont la présence remontait à l’Antiquité, ainsi que des Juifs ashkénazes dont certains étaient arrivés plus tard, au début du 20 e siècle, fuyant les pogroms de l’Empire russe. Les Juifs représentaient la plus grande communauté et marchaient « la tête haute ». Une véritable Jérusalem des Balkans !
En 1912, la cité portuaire a été conquise par les Grecs. Le 18 août 1917, un tiers de la ville a été ravagé par un incendie accidentel, un traumatisme pour les Juifs qui virent leurs quartiers, leurs archives et plus de trente synagogues emportés par les flammes. Une photo de l’hôtel Splendid et du cinéma Pathé, de même des vues aériennes du service photographique de l’armée d’Orient montrent l’ampleur du drame.
Lors de la seconde guerre mondiale, de mars à août 1943, les Juifs ont été déportés, puis exterminés, en grande majorité à Auschwitz-Birkenau. Il n’y a eu qu’environ 1 950 survivants, soit 4% d’entre eux.
Des familles comme les Bloch-Dassault, les Modiano, le musicien Darius Milhaud, le philosophe Edgar Morin ont en commun d’être des descendants de Juifs originaires de Salonique.
Aujourd’hui Thessalonique est une cité d’un million d’habitants, la deuxième grande ville de Grèce derrière sa capitale, Athènes.
Luxus Plus : Qui sont les photographes témoins de cette époque ?
Pierre de Gigord : L’exposition met en scène le travail d’une dizaine de photographes, dont des anonymes. Deux d’entre eux se distinguent. Paul Zepdji, d’origine arménienne, a ouvert le premier grand studio local et a réalisé des tirages sur papier albuminé. Par exemple, une photo de 1895 présente le quai avec les lampadaires à becs de gaz et le tramway hippomobile. Une autre, des portefaix juifs -ceux qui portent les fardeaux – avec des turbans sur la tête. Une autre encore, une jeune femme juive devant un paysage, dont la photo a été reproduite en cartes postales.
Le photographe Ali Eniss a laissé des plaques de verre -dont un autoportrait- qui sont des joyaux. Ses photographies, inédites et exceptionnellement conservées, offrent une vision extrêmement vivante de Salonique. Ainsi, il nous offre le panorama de la ville vue de la mer avec la Tour Blanche. On y découvre les Juifs qui exercent des petits métiers portant les costumes traditionnels, tandis que les riches familles (Allatini, Modiano, Misrahi…) sont vêtues à l’Européenne. Salonique, cité portuaire très vivante avec ses cafés, ses restaurants, ses lieux de divertissements, devient aussi avec les industries naissantes la première grande ville ouvrière de l’Empire ottoman. Le nouveau chemin de fer, avec la gare photographiée par Ali Eniss, acheminera le 15 mars 1943 le premier convoi de Juifs à destination d’Auschwitz.
Luxus Plus : Votre donation de photos sur Salonique au MahJ n’est qu’une partie de votre trésor. Que comptez-vous faire de l’ensemble de votre collection sur l’Empire ottoman n’ayant pas d’enfant pour poursuivre votre œuvre ?
Pierre de Gigord : Je dispose de 24 000 photos papier, 6 000 plaques de verre, 10 000 cartes postales… J’aimerais donner cette collection à un musée qui l’accepterait dans son entier, en un seul lot. Les différentes pièces cédées séparément ne représentent pas grand-chose. Ce qui fait la force de cette collection, c’est sa cohérence. A partir de cette compilation, on peut traiter une multitude de sujets. J’ai eu des propositions de musées à l’étranger, mais je préférerais que cette collection reste dans le patrimoine français. Aujourd’hui, les gens fortunés en France s’intéressent plus à l’art contemporain qu’aux témoignages d’antan.
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Photo à la Une : Photographie du Débarcadère face à la place de l’Olympe ©Ali Eniss