Le défilé Victoria’s Secret revient ce 15 octobre après six ans d’absence, sur fond de scandales en cascade, de propos méprisants de la direction marketing et de conditions de travail toxiques. La marque espère beaucoup de ce rendez-vous pour reparaître sous un meilleur jour et donner à voir une image sexy moins inaccessible et plus inclusive.
Se pencher sur le cas de Victoria’s Secret (VS), c’est ausculter une marque orientée mass market ayant conquis une image de prestige en initiant un format défilé inexistant à son lancement dans le secteur de la lingerie.
Face A, VS a ainsi démocratisé le défilé de mode et plus globalement contribué à changer la perception du public vis-à-vis de la lingerie.
Face B, la marque de lingerie n’a pas seulement créé une image aspirationnelle faisant rimer séduction avec confiance en soi. Elle a également véhiculé des canons de beauté irréalistes en particulier via sa caste des Anges et sous-estimé les évolutions sociétales tout comme les questions de bien-être mental.
Analyser la grandeur, la décadence et la renaissance de Victoria Secret, c’est ainsi découvrir que rien et surtout pas la désirabilité n’est éternelle… Celle-ci peut s’éroder si la marque ne se remet pas en question et ne tient compte de l’ère du temps ou si elle s’entoure de près ou de loin de mauvaises personnes.
Signe des temps, le défilé inauguré en 1995 au Plaza Hotel de New York sera pour la première fois diffusé le 15 octobre 2024 en streaming sur Amazon Live et Amazon Prime Vidéo, en plus d’une diffusion en direct sur les comptes Instagram, TikTok et Youtube de la griffe américaine. Victoria Secret n’avait plus défilé depuis décembre 2018, suite à une série de scandales.
Une expérience fantasmée
Victoria’s Secret n’est pas devenue ce qu’elle est du jour au lendemain.
L’enseigne est née de l’idée de Roy Raymond, golden boy californien en 1977, déçu d’une mauvaise expérience d’achat de lingerie pour son épouse dans un centre commercial de Palo Alto. Il a l’idée de proposer une offre plus attrayante et surtout un cadre où les hommes n’ont pas le sentiment de passer pour des pervers. S’il est présenté comme l’unique fondateur, il est plus que probable que sa femme Gaye ait été la cofondatrice – invisibilisée – du projet Victoria Secret. Le nom a été pensé comme un hommage à l’esprit boudoir raffiné de l’ère victorienne.
Son esthétique luxueuse et sensuelle détonne dans un marché américain de la lingerie alors caractérisé par des articles pratiques et positionnés entrée de gamme et dominé par Hanes et Fruit of The Loom. Sans compter que la lingerie est encore dans les années 1970 un produit essentiellement distribué par des boutiques de niche comme Frederick’s of Hollywood en raison de sa connotation aux occasions exceptionnelles comme les lunes de miel.
Roy Raymond obtient un prêt bancaire de 40 000 dollars et un autre de 40 000 dollars de la part de ses beaux-parents, ce qui lui permet d’ouvrir un premier magasin. Ce dernier réalise 500 000 dollars de bénéfices lors de son année inaugurale, encourageant l’entrepreneur à l’ouverture de trois autres magasins et au lancement d’un catalogue de vente par correspondance. Le succès commercial est au rendez-vous. Mais les investissements massifs dans le développement de boutiques précipitent la marque au bord de la faillite au début des années 1980.
Roy Raymond vend alors sa marque en 1982 pour 1 million de dollars à Les Wexner, un distributeur originaire de l’Ohio, fondateur et président de la chaine de magasin de vêtements pour femme, The Limited (qui deviendra le groupe L Brands, maison-mère de VS mais aussi d’Abercrombie & Fitch).
Un défilé… pour une aura mondiale
Avec Victoria’s Secret, Les Wexner part à la conquête des galeries marchandes américaines. Selon le pdg de The Limited, il s’agit de revoir la conception des boutiques en créant “le paradis des femmes”. Dans ce qui est pensé comme un temple de la féminité, des soutiens-gorge à motif audacieux et des pièces de lingerie aux couleurs vives sont présentés dans un décor aux murs rose vif. Wexner déclare “Si les hommes aiment Victoria’s Secret, ça reste un bonus, mais selon moi, ils devraient se sentir mal à l’aise dans le magasin.”
Pour se développer, la marque décide de délocaliser la production en Chine et de s’inspirer des plus grandes marques européennes de lingerie… recettes qu’elle reproduit à moindre coût. Face à une concurrence grandissante, le directeur marketing de l’enseigne, Ed Razek, a une autre idée, plus avant-gardiste pour le milieu de la lingerie de l’époque : créer un défilé alors que commence à émerger le celebrity marketing.
Avant de se produire à Londres, Los Angeles, Miami ou Cannes, les débuts sont modestes avec un premier défilé au Plaza Hotel de New York en août 1995. La périodicité n’est pas encore actée, au point qu’avant d’être fixé en amont des courses de fin d’année, le rendez-vous a d’abord eu lieu au moment de la Saint Valentin. Afin d’asseoir sa légitimité dans la fashion sphère et de devenir un événement incontournable où il faut être et se montrer, Victoria’s Secret ne tarde pas à faire appel aux mannequins les plus célèbres du moment, les fameuses Supermodels des années 1990, avec notamment Cindy Crawford, Naomi Campbell et Claudia Schiffer.
Conçu comme un véritable spectacle avec une débauche de lumières, de costumes colorés et de bande son pop-rock, le défilé donne l’occasion de concerts live avec les plus grandes stars comme Taylor Swift, Ed Sheeran, Lady Gaga, Rihanna, Ariana Grande, Justin Timberlake, Katy Perry ou encore Usher.
Quant aux Anges, avant d’être un titre autant contractuel qu’honorifique récompensant une poignée de patriciennes de la beauté (telles que Adriana Lima, Alessandra Ambrosio, Doutzen Kroes et Candice Swanepoel), tout est parti d’une campagne promotionnelle, celle de l’Angel underwear collection. Karen Mulder est la première à obtenir ce statut en 1996, avant d’être rejointe par Stephanie Seymour, Daniela Pestova, Helena Christensen et Tyra Banks, l’année suivante. Tyra Banks devient en 1998 la première Ange Victoria Secret à arborer des ailes, devenu depuis l’attribut indissociable du titre. Un an plus tard, les anges comptent Gisele Bündchen et Heidi Klum. Le programme devient un événement annuel télédiffusé, d’abord par ABC avant d’être repris par CBS en 2002, soit la même année que le lancement de la ligne soeur PINK, destinée aux adolescentes.
Le show se produit sans discontinuer pendant 23 ans, à l’exception d’une annulation en 2004 en raison de la prestation vivement critiquée de Janet Jacket lors du Superbowl pour l’indécence de sa tenue. Pilier du divertissement à la télévision, le show rassemble pas moins de 10,3 millions de téléspectateurs en 2011. Au-delà de la diffusion du show, le défilé Victoria’s Secret bénéficie d’une vaste couverture médiatique avec une presse qui ne tarde pas à se passionner pour les coulisses et des interviews des mannequins et de tout le staff technique (coiffeurs, maquilleurs…). Mais c’est l’introduction du soutien-gorge Red Hot Fantasy, d’une valeur de 15 millions de dollars, et ses culottes assorties sur les podiums en 2000 qui permet à la marque de prendre son envol.
Toutes ses initiatives font de Victoria’s Secret le plus grand retailer de lingerie aux Etats-Unis, avec des centaines de magasins et des ventes dépassant 1 milliard de dollars.
Ce succès commercial ne laisse pas entrevoir la descente aux enfers du programme et, par capillarité, de la marque qui ne voit pas l’évolution de l’image corporelle. Interrogé en 1999, Ed Razek, le directeur marketing, déclarait “Pour être mannequin chez Victoria Secret, il faut avoir beaucoup de force intérieure, être une femme très forte et une femme moderne et contemporaine. Il faut être belle, athlétique, en bonne santé, pouvoir bouger et être photogénique.” Il ne se doutait pas qu’en créant un programme portant aux nues les dérives du diktat du corps parfait, il allait faire émerger des challengers bien plus en phase avec les idées d’accessibilité et d’une lingerie portée pour soi, bien loin du male gaze associé à la marque.
Retour de bâton #MeToo
Les Wexner peut se frotter les mains devant le succès et les retombées commerciales du défilé érigé en puissante arme marketing. Il ne se doute pas que le ver est dans le fruit de son entreprise, au travers de la personnalité sulfureuse de son gestionnaire de patrimoine. Rencontré au milieu des années 80, l’ex trader new yorkais Jeffrey Epstein devient d’abord conseiller financier de Les Wexner au début de la décennie suivante avant de devenir son gestionnaire de fortune.
Les Wexner comprend trop tard qu’il a fait entrer le loup dans la bergerie, Jeffrey Epstein n’ayant pas seulement accès à la marque de lingerie, mais à vingt entreprises, 19 trusts ainsi qu’à des propriétés immobilières. A partir des années 2000, l’homme est impliqué dans des affaires de pédophilie et de trafic sexuel. Leslie Wexner coupe officiellement les ponts avec l’homme aux mœurs dépravées en 2007, soit un an avant que ce dernier ne soit inscrit sur la liste des délinquants sexuels.
La marque Victoria’s Secret doit aussi faire face à une série de bad buzz autour de l’appropriation culturelle. Et surtout, dès 2014, plusieurs voix commencent à s’élever contre son manque d’inclusivité. Ce message va permettre à de nouvelles marques prenant en compte les morphologies Plus Size de nombreuses clientes comme Aeries puis Savage x Fenty et Skims de se faire une place. L’entreprise s’attire, entre autres, les foudres des associations religieuses telles que l’American Decency Association et des associations féministes comme whatisvictoriassecret.com pour son utilisation de la «pornographie soft» dans ses publicités.
En novembre 2018, Vogue publie une interview du directeur marketing qui met le feu aux poudres dans laquelle il déclare qu’il ne pensait pas que des mannequins transgenres devaient participer au défilé, ni que la télévision pourrait s’intéresser à un défilé présentant des mannequins de grande taille (Plus Size). L’Ange Karlie Kloss et sa collègue Angel Lily Aldridgese interpellent le responsable marketing sur les réseaux sociaux, postant en story le message « les personnes trans et GNC [non-conformes au genre] ne sont pas un débat ».
En août 2019, Jeffrey Epstein est arrêté dans le New Jersey par le FBI. Après avoir réussi à étouffer de précédentes affaires similaires, cette fois-ci, il est contraint de reconnaître qu’il est à la tête d’un réseau de prostitution international particulièrement élaboré. Dans le sillage de ce qui devient l’affaire Epstein, le New York Times publie une enquête choc sur les coulisses de la marque au célèbre défilé. Le média révèle un environnement de travail toxique et une culture du harcèlement sexuel. On découvre qu’Epstein a utilisé ses liens avec Victoria’s Secret pour attirer des femmes et abuser d’elles dont Alicia Arden, accusée d’agression sexuelle. Et les comportements déplacés envers les mannequins du show concernent d’autres cadres dirigeants, dont le directeur marketing, Ed Rezak, lui-même étant en lien avec Jeffrey Epstein et ainsi contraint de démissionner quelques mois plus tard.
Il n’en faut pas plus pour ternir l’image de la marque. Des semaines durant, plusieurs mannequins témoignent de leurs conditions de travail et des affres du culte de la maigreur. Si bien que le défilé est officiellement annulé cette même année 2019.
De son côté, Les Wexner est contraint de quitter son poste de président et directeur du groupe L Brands en 2020, en raison des polémiques entourant son lien avec son sulfureux ami et protégé Jeffrey Epstein, accentuées par la diffusion de la série documentaire à charge Victoria’s Secret: Angels and Demons.
Retour en grâce ?
«Nous avons lu les commentaires et vous avons entendus. Le défilé de mode Victoria’s Secret est DE RETOUR et reflètera ce que nous sommes aujourd’hui, en plus de tout ce que vous connaissez et aimez : le glamour, le défilé, les ailes, le divertissement musical, et plus encore ! Restez à l’écoute… ça devient de plus en plus emblématique à partir d’ici» a déclaré la marque en mai dernier.
Depuis que le pdg du groupe est parti, Victoria Secrets a pris une série de mesures. La société s’est séparée de L Brands et est entrée en bourse en août 2021, entérinant la transformation de ses finances et de son message. Ainsi, les paroles malheureuses de son directeur marketing ont permis de faire défiler la première mannequin transgenre, tandis qu’en février 2022, une première mannequin atteinte du syndrome de Down a été recrutée.
En parallèle, Victoria Secret annonce transformer en juin 2021 son défilé décrié en un VS Collective, soit un programme d’ambassadrices reflétant une grande diversité d’origines sociales et de métiers sans pour autant réussir à convaincre le public.
En 2023, la griffe tente un autre pas de côté avec «The Tour ’23» de Victoria’s Secret, un événement «réinventé» qui a été diffusé en streaming sur Amazon Prime Video. Le concept met en vedette un groupe de 20 créatifs qui ont élaboré quatre concepts visuels dans des villes telles que Bogota, Lagos, Londres et Tokyo. Mais là aussi le public sanctionne la démarche.
Pour l’édition 2024, Victoria’s Secret annonce renouer avec son défilé originel mais avec des «mises à jour reflétant nos valeurs et la mission de la marque aujourd’hui», déclarant que le nouveau format du défilé de mode serait inclusif. «Victoria’s Secret se concentre sur la célébration et le soutien de toutes les femmes, et cela ne changera pas de sitôt», a indiqué l’enseigne sur son site.
Ce retour du défilé, à grand renfort de micro vidéos et d’opérations marketing incluant les Anges les plus connus du show comme Candice Swanepoel et Adriana Lima, montre que le format renforce la position et l’image de la marque Victoria’s Secret aux yeux des consommateurs. Une étude CivicScience auprès de 3 000 Américains révèle que la popularité de la marque est toujours présente et surtout que le défilé reste une aubaine pour la marque. De quoi faire taire les plus sceptiques quant au devenir du show.
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Photo à la Une : Victoria’s Secret Fashion Show 2013 © Victoria’s Secret