Mouna Ben Halima est une figure emblématique du renouveau hôtelier tunisien. Fondatrice et dirigeante de La Badira, luxueux établissement en bord de mer à Hammamet qui célèbre ses 10 ans cette année, elle signe un succès rare : c’est le seul hôtel en Tunisie membre du prestigieux réseau The Leading Hotels of the World. Mais son influence dépasse largement le secteur du tourisme. Engagée de longue date dans la vie associative, Mouna Ben Halima milite activement pour une Tunisie plus ouverte, moderne et citoyenne.
Cheffe d’entreprise engagée et citoyenne investie, Mouna Ben Halima incarne une nouvelle génération de femmes leaders en Tunisie. Figure marquante de la Révolution du Jasmin, elle cofonde le Bus Citoyen, initiative pionnière qui traverse les 22 régions du pays pour inciter les Tunisiens à voter. Défenseure active de la société civile, elle milite pour des réformes sociales, économiques et juridiques, tout en alertant sur les risques de dérives autoritaires.
Son engagement s’étend au monde associatif : elle cofonde Touensa, une organisation dédiée aux droits civiques, à l’éducation citoyenne et au dialogue national, et préside le comité tunisien de Réseau Entreprendre. Élue au Bureau exécutif de la FTH (Fédération Tunisienne de l’Hôtellerie) en 2017, elle prend en 2021 la tête de l’ATUGE (Association des Tunisiens des Grandes Écoles).
À l’international, elle participe à de nombreux forums sur la transition démocratique et le développement durable, tout en étant reconnue pour son rôle dans la modernisation du secteur hôtelier.
À seulement 24 ans, elle reprend les rênes de l’hôtel familial après le décès de son père. Elle dirige aujourd’hui La Badira – « aussi lumineuse que la pleine lune » – un établissement haut de gamme, situé à une heure de Tunis, qu’elle transforme en vitrine de l’artisanat local et en lieu de formation d’excellence. Contre tous les avis, elle fait le pari du luxe, loin des standards de l’époque – clubs de vacances, offres all inclusive, tourisme à bas coût. Elle rêve d’une hôtellerie raffinée, inspirée, résolument tournée vers le haut de gamme international. Elle rase presque entièrement l’ancien bâtiment, ne conservant que les fondations, et s’entoure de jeunes architectes avec lesquels elle dialogue et construit une vision neuve. Le résultat ? La Badira, un hôtel au design contemporain et unique en Tunisie, avec ses 130 suites, un spa Clarins de 2 500 m², une piscine extérieure, sept bars et restaurants, et une plage quasi privée, il a rejoint le cercle exclusif des Leading Hotels of the World, une distinction unique en Tunisie. «De nos jours, le touriste est à la recherche d’expériences fortes, originales et authentiques, qui lui procurent des émotions intenses. Pour répondre à ces nouvelles attentes et attirer les voyageurs d’aujourd’hui, la Tunisie doit déployer d’immenses efforts : elle doit développer de nouveaux concepts et faire valoir ses richesses, ses attraits, sa gastronomie, son artisanat et sa culture… Le luxe a un rôle essentiel à jouer dans ce cadre, en tirant le tourisme vers le haut et en améliorant l’offre et l’image de la Tunisie», précise Mouna Ben Halima.
Formée au lycée Louis-le-Grand, à Paris-Dauphine, diplômée du MBA de la Mediterranean School of Business et à l’ENA de Tunis, Mouna Ben Halima conjugue ambition, stratégie et engagement avec une vision moderne et inclusive de la Tunisie.
Les défis touristiques de la Tunisie
Destination prisée des Européens, la Tunisie séduit par son soleil, ses médinas et son hospitalité. Mais derrière cette image de carte postale, le pays affronte des défis majeurs qui interrogent l’avenir de son tourisme. Très centré sur l’été, le modèle actuel souffre d’une forte saisonnalité. L’eau fraîche dès septembre limite la saison balnéaire, fragilisant l’emploi et freinant les investissements. Autre menace : l’érosion du littoral, accentuée par la montée des eaux et des aménagements passés. Le manque de diversification de l’offre – culture, bien-être, désert, écotourisme – freine une activité plus équilibrée et authentique. Au-delà du tourisme, la Tunisie voit ses talents fuir : médecins, enseignants, ingénieurs s’exilent, attirés par de meilleures perspectives. Résultat : une société en tension, entre pression sociale, crise des institutions et perte de repères. Pourtant, le potentiel est là. À condition de miser sur un tourisme durable, créatif et ouvert, la Tunisie peut se réinventer et rayonner toute l’année.
INTERVIEW
LUXUS MAGAZINE : La Badira est le seul hôtel tunisien du prestigieux label The Leading Hotels of the World. Qu’est-ce qui fait la renommée de votre établissement ?
Mouna Ben Halima : Qu’est-ce qui fait sa renommée ? Je dirais déjà, être conforme aux standards du luxe selon Leading Hotels of the World, et donc être à la hauteur des autres hôtels Leading dans le monde. Et le luxe n’étant pas forcément ce qu’il y a de plus commun en Tunisie, La Badira se distingue d’autant plus à cet égard.
La Tunisie est plutôt une destination touristique de moyenne gamme, de tour-opérateurs, de familles qui viennent en all inclusive, qui ne font pas trop attention aux détails et n’ont pas des budgets dédiés luxe. Ce qui fait la renommée de La Badira, c’est donc probablement en grande partie d’être en décalage par rapport à l’offre touristique générale proposée en Tunisie.
LUXUS MAGAZINE : En tant que femme, quels défis avez-vous rencontrés en prenant la direction de l’hôtel ?
Mouna Ben Halima : Je pense avoir rencontré les mêmes défis qu’un homme. C’est plutôt le contexte de la Tunisie qui est un peu complexe depuis la révolution. Il y a des problèmes au niveau de la desserte aérienne du pays. Nous sommes aussi confrontés à des blocages terribles au sein de l’administration tunisienne. Les entreprises doivent effectuer un véritable parcours du combattant pour obtenir toutes les autorisations nécessaires en vue de réaliser leurs projets.
En tant que femme, le défi pour moi a peut-être été d’être relativement absente de la maison pendant plusieurs années, à l’époque où mes enfants étaient petits. J’ai eu la chance d’avoir un mari qui a compensé mon absence, qui a totalement soutenu mes activités. Nous avons jonglé quand les enfants étaient en bas âge afin de maintenir l’équilibre familial, et je pense que nous nous en sommes bien sorti [Rires]. Avec le recul, je ne peux même pas dire que j’ai culpabilisé, car, au fond, j’étais convaincue que je n’avais pas d’autre choix que de m’investir totalement au niveau professionnel. Et même si j’avais certains doutes ou interrogations sur le peu de temps que j’ai pu leurs consacrer à l’époque, cela aurait été vite balayé en constatant que, finalement, nombre d’enfants rencontraient des difficultés alors qu’ils avaient leur maman à la maison – mais une maman peut être inoccupée ou sans projet. Alors qu’avoir une maman active me semble constituer un très bel exemple pour les enfants. Par ailleurs, même si j’avais moins de temps à leur consacrer qu’une femme au foyer, le temps que je passais avec eux était qualitatif. On s’était donné pour règle de ne pas avoir nos portables sur nous quand nous étions avec nos enfants et qu’il n’y aurait pas de télévision pendant les repas du soir, afin de pouvoir instaurer un véritable échange pendant ces moments privilégiés. Si nous ne passions donc qu’une heure par jour ensemble, c’était un moment de qualité, intense et de vraie présence.
Je n’ai jamais ressenti de différence entre homme et femme, c’est vrai. Je pense que la bataille pour la place des femmes, ce n’est pas moi ni ma génération qui l’a menée : c’est la génération de mes parents et même de mes grands-parents. Parce que dès son indépendance en 1956, la Tunisie a adopté des lois qui étaient révolutionnaires à l’époque et qui, 70 ans plus tard, restent étonnamment uniques dans le monde arabe. Le Président Habib Bourguiba (ndlr, Président de la République de Tunisie entre 1957 et 1987) a décidé que la femme avait les mêmes droits que les hommes, pouvait demander le divorce et recevoir des indemnités adéquates, avait bien entendu le droit de vote, de travailler, etc. De ce fait, en Tunisie, il n’y a aucune discrimination salariale, et le droit à l’IVG existe. Les femmes ont vraiment eu toute la liberté désirée pour entreprendre, tout comme les hommes. Les politiques ont véritablement chamboulé les traditions ancestrales à cette époque. La seule inégalité qui demeure concerne la loi sur l’héritage. Quand je suis arrivée dans le milieu professionnel, la question de l‘égalité avec les hommes ne se posait donc même pas. 70 ans après, la Tunisie demeure le seul pays musulman à interdire la polygamie, alors qu’elle est toujours autorisée dans la totalité des autres pays musulmans dans le monde. Pareil pour le divorce : il y a beaucoup de pays où la femme n’a pas le droit au divorce, et se retrouve répudiée ou soumise à l’homme qu’elle a épousé.
LUXUS MAGAZINE : Quels sont les principaux besoins de votre pays pour favoriser son développement touristique ?
Mouna Ben Halima : Le premier besoin est de nature très pragmatique. Il s’agit de la question de l’insuffisance des dessertes aériennes, qui constitue un véritable handicap. La Tunisie compte une compagnie aérienne nationale qui possède très peu d’avions et ne dispose pas des moyens financiers nécessaires pour augmenter son nombre d’aéronefs et se développer. Et il y a une grande rigidité pour autoriser d’autres compagnies aériennes à desservir le pays, par mesure de protectionnisme en faveur de la compagnie nationale. C’est donc un peu le serpent qui se mord la queue. La prise de décisions politiques est également entachée de beaucoup de parti pris idéologique : on n’a pas le courage de libéraliser le marché, et tant pis si la compagnie nationale aérienne s’en trouve elle aussi pénalisée. Ces 15 dernières années, personne n’a eu le courage de faire passer l’intérêt national avant celui de la compagnie aérienne pour aller de l’avant.
LUXUS MAGAZINE : Qu’est-ce qui entrave le développement du tourisme en Tunisie ?
Mouna Ben Halima : Cela va probablement en fâcher certains, mais pour parler franchement, c’est le niveau de l’administration du tourisme. Les responsables qui décident des politiques publiques en matière de tourisme sont conservateurs, favorisent le statu quo, manquent d’ouverture sur le monde et ne voyagent pas assez pour réaliser combien nos concurrents nous ont dépassés. De plus, l’administration du tourisme a très peu de prérogatives et se retrouve très dépendante d’autres administrations (patrimoine, transport, agriculture, intérieur, etc.). Ils ne sont donc pas en mesure de mettre en place une vraie politique publique favorisant le développement du tourisme en Tunisie.
Ils ne sont donc pas en mesure de mettre en place une vraie politique publique favorisant le développement du tourisme en Tunisie. Ils continuent à restreindre le tourisme, la restauration et l’hôtellerie car ils ont du mal à comprendre – même si cela commence à changer de manière extrêmement lente – que le développement du tourisme d’un pays passe d’abord et avant tout par la promotion de son patrimoine, de son histoire, de sa culture, tout comme de ses paysages, de sa cuisine et de son artisanat. Ils ont du mal à sortir de l’époque des années 80-90, où le développement touristique se réduisait à construire des hôtels. Il convient de reconstruire le tourisme, en s’appuyant sur les sites archéologiques, l’histoire du pays, les expériences qu’on peut y vivre, les coutumes qu’on explique et qu’on modernise…
LUXUS MAGAZINE : Connue pour vos prises de position en faveur de la démocratie et du soutien pour la société civile, envisageriez-vous de vous engager dans une carrière politique ?
Mouna Ben Halima : À mes yeux, jouer un rôle actif dans la société civile est un engagement politique en soi. Je me considère déjà comme engagée politiquement, sans avoir besoin d’être dans un parti politique ou de briguer un mandat. Cela étant, le contexte a changé depuis 2021 : l’embellie démocratique que la Tunisie a connue entre 2011 et 2021 s’est refermée pour le moment, probablement durablement. Les Tunisiens se complaisent de ce retour de la dictature, qu’ils voient comme un retour de l’ordre, parce qu’ils ont associé la démocratie à la pagaille, à l’excès de tout, ce qui les a déboussolés. Aujourd’hui, le Président Kaïs Saïed a remis en place toutes les restrictions aux libertés, les interdictions, les arrestations arbitraires, la poursuite d’opposants, la censure qui devient aussi de l’autocensure parce qu’on voit le voisin qui se fait arrêter parce qu’il a été dénoncé. Le Président jouit d’un véritable soutien de la population, ce qui me fait penser que la parenthèse démocratique s’est durablement refermée pour l’instant. La baisse du niveau de l’éducation générale en Tunisie a également fait que la population est plus fragile et plus facilement séduite par un discours populiste – le phénomène touche d’autres pays. Le populisme s’accompagne malheureusement de vraies restrictions contre les libertés, de beaucoup d’injustice et d’arbitraire, d’une justice aux ordres. Des gens sont arrêtés depuis plusieurs mois alors que les dossiers sont vides.
LUXUS MAGAZINE : Avez-vous des projets d’expansion ou de diversification de La Badira ?
Mouna Ben Halima : Pour l’instant, nous avons deux projets concrets en cours : un premier projet dans la Médina de Tunis, où nous avons acheté un bien, une ancienne demeure du 17ème siècle très bien conservée. Nous avons fait les plans pour la transformer en hôtel de luxe avec une capacité de 12 chambres – un boutique hôtel de très grand luxe. Le dossier a été déposé pour une demande d’autorisation de bâtir pour démarrer le chantier, qui s’est heurtée à un premier refus. Nous avons donc redéposé un dossier révisé il y a 6 semaines, en espérant que celui-ci sera validé et que le chantier pourra enfin commencer. Celui-ci s’annonce particulièrement long, car nous travaillons dans des ruelles de la médina, où les engins de construction ne rentrent pas, et où tout se fait à la main. Les délais habituels vont donc être allègrement dépassés ! Ce ne sont que des petites démolitions, mais pour décharger, ça va prendre 2 jours avec des brouettes ![Rires]. On envisage donc 3 ans de travaux avant l’ouverture, même si c’est un petit hôtel de 12 chambres.
Notre deuxième projet est, lui, déjà bien avancé. Nous en sommes aux finitions, aux revêtements, au mobilier et la lustrerie. Cet hôtel est situé dans un village en pleine forêt qui s’appelle AIN-DRAHAM, un lieu assez couru dans les années de 1930 à 1950. L’hôtel que j’ai repris date de 1907 il s’appelle l’hôtel des Chênes. La région est en effet connue pour ses chênes liège. On y comptait une usine qui fabriquait les bouchons de liège pour les bouteilles de vin. C’est un village de montagne qui donne le sentiment d’être dans les Alpes. Il ressemble un peu à un chalet alpin, avec ses toits en pente et en tuiles rouges. Il est situé à 800 mètres d’altitude, parfois en hiver, il y neige. La neige ne dure pas très longtemps en Tunisie [Rires], mais c’est parmi les rares endroits où elle y tombe. Cet établissement est fermé depuis plus de 30 ans parce qu’il était vétuste et était tombé dans l’oubli. Nous le reconstruisons à l’identique pour en faire lui aussi un hôtel cinq étoiles, avec tout le confort qu’on peut apprécier dans les plus beaux hôtels des Alpes.
LUXUS MAGAZINE : Et ce nouvel hôtel portera le même nom ?
Mouna Ben Halima : Nous garderons Les Chênes, car c’est tout un patrimoine de la région de AIN-DRAHAM, où des célébrités ont habité dans les années 50/60. Le Président Bourguiba allait souvent s’y ressourcer et faire des randonnées en forêt. Nous continuons nos recherches, car on sait qu’il y avait beaucoup d’italiens qui se rendaient également là-bas, les invités de la Tunisie que le Président Bourguiba invitait dans cette région pour leur montrer les mille et un visages de la Tunisie. Beaucoup de gens pensent qu’il n’y a que le littoral et les plages en Tunisie, mais, en réalité, il y a aussi le désert et les villages berbères. Il y a cette région qu’on appelle la Kroumirie, au début de la chaîne de l’Atlas qui traverse le Maghreb et la Kabylie jusqu’au Maroc, peuplée de forêts et de montagnes. C’est une région riche en histoire. Le nom complet de l’établissement sera Les Chênes by La Badira.
LUXUS MAGAZINE : Avant de clore cet échange, avez-vous une anecdote à partager ?
Mouna Ben Halima : Quand j’ai imaginé La Badira il y a 10 ans, je souhaitais créer un lieu qui respire la tranquillité, la zénitude et la sérénité. C’était un défi de transmettre cette émotion avec du mobilier, de la décoration et des choses matérielles. Pourtant, dès l’ouverture, ce fut un pari gagné. En effet, sans que nous intervenions, les clients ont tout de suite et spontanément créé un hashtag ‘calme à La Badira’. Cela a fait instantanément un énorme buzz, tout le monde souhaitant profiter du ’calme à La Badira’. Dans la mesure où La Badira est un lieu de luxe, donc, qui fait rêver, les clients voulaient montrer à leurs amis et famille qu’ils s’offraient un week-end à La Badira, qu’ils étaient ‘calmes à La Badira’, en postant par exemple une photo de leurs doigts de pied en éventail sur la plage ou autour de la piscine. Ainsi, ‘calme à La Badira’ est devenu le buzz de l’été 2015 en Tunisie ! Le phénomène a pris une telle ampleur qu’il a été repris dans des sketches des One Man show ainsi que par Monsieur et Madame tout le monde, qui se sont mis à prendre des photos d’eux se servant une tasse de café sur leur balcon ou dans leur jardin en ajoutant l’hashtag ! Ce fut un moment fantastique pour moi ! [Rires].
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Photo à la Une : Portrait de Mouna Ben Halima