De Miami à Tanger, en passant par la Côte d’Azur, Cascais ou les Hamptons, les plus grands noms de la mode ont trouvé, loin des podiums et des projecteurs, des refuges d’été où s’exprime leur génie créatif. Villas mythiques, maisons de famille, ateliers secrets ou châteaux, chacun de ces lieux d’exception incarne l’esprit, l’audace et l’art de vivre de leurs célèbres propriétaires.
Cet été, LUXUS MAGAZINE vous emmène chaque semaine en escale dans une résidence prestigieuse : un voyage en neuf épisodes à travers les lieux de villégiature emblématiques des grands couturiers. Aujourd’hui, notre périple continue à La Pausa, le refuge minimaliste de Gabrielle Chanel à Roquebrune-Cap-Martin.
La Pausa, le refuge secret de Mademoiselle sur la Riviera
Surplombant les reflets éblouissants de la Méditerranée, La Pausa fut bien plus qu’une simple maison de vacances pour Gabrielle Chanel. Conçue à son image, cette villa construite en 1928 sur les hauteurs de Roquebrune-Cap-Martin était un lieu d’évasion, de mémoire et de création. À la fois refuge spirituel, scène sociale et manifeste esthétique, elle incarne un pan secret mais fondamental de l’histoire de la couturière. Dans ce décor méditerranéen, loin des salons parisiens et du tumulte de la mode, Mademoiselle Chanel s’accordait enfin… une pause.
Une maison conçue pour le silence et la lumière
C’est dans un coin discret de la Côte d’Azur, entre Monaco et Menton, que Gabrielle Chanel choisit d’implanter sa maison d’été. Le terrain, qui appartenait jadis à la famille Grimaldi, est planté d’oliviers centenaires dominant la mer depuis les hauteurs de La Torraca. Le nom qu’elle donne à cette demeure – La Pausa, signifiant la pause ou le repos en italien – résume parfaitement l’esprit du lieu : il s’agit d’un refuge pour faire halte, se retirer, respirer. Il ferait aussi référence à une légende racontant que Marie Madeleine aurait fait une pause dans les environs lors d’un voyage vers Jérusalem après la crucifixion de Jésus.
Mais derrière cette retraite estivale, se cache une résonance bien plus intime. Chanel fait appel à l’architecte Robert Streitz, mais elle dirige personnellement chaque étape du chantier et veille au moindre détail : la rampe en fer forgé, les tomettes au sol, les portes en bois brut, le jardin d’oliviers et de lavande. Elle prend chaque mois le luxueux Train Bleu depuis Paris pour superviser les travaux ou envoie un commis chargé de lui rapporter les moindres détails. Elle imagine une villa aux lignes pures, blanches, sobres, unies, un clin d’œil évident à son enfance passée au couvent d’Aubazine, où son père la fit élever, au fin fond de la campagne corrézienne. L’escalier de pierre, le cloître aux arches vitrées, les colonnes symétriques, le patio ombragé rappellent l’architecture monastique. La Pausa devient ainsi une évocation du sacré, transformée en espace de liberté. Deux villas plus petites complètent la demeure, permettant ainsi d’accueillir quelques amis. L’une d’entre elles sera fréquemment occupée par son amie et associée Vera Bate Lombardi, dite Sarah Gertrude Arkwright.
Le couvent d’Aubazine
Avec ses sept chambres, ses trois salons, ses deux cuisines, sa salle à manger aux boiseries claires, son mobilier provençal et espagnol des XVIe et XVIIe siècles chiné avec soin, la maison de 1300m² ne connaît pas la surenchère décorative. Pas de piscine non plus : Gabrielle Chanel détestait nager. Mais la maison, lovée dans un jardin de 3 hectares planté d’iris, d’oliviers, de lavande, de jasmin et d’orangers, lui-même entouré d’une forêt d’oliviers centenaires, offre des terrasses sublimes où elle méditait, dessinait, et conversait à l’abri des regards.
Un cercle d’amitiés et de création
Si La Pausa fut pour Chanel un havre de solitude choisie, elle devint aussi rapidement un salon d’été audacieux et décomplexé pour l’élite intellectuelle et artistique de l’époque. Les étés y sont ponctués de dîners spontanés, de promenades dans la garrigue, des matchs de tennis, de discussions qui durent jusqu’au petit matin sur la terrasse face à la mer. On y croise Jean Cocteau, Salvador Dalí et sa femme Gala, Pierre Reverdy, Greta Garbo, Luchino Visconti, et surtout Hugh Grosvenor, 2e duc de Westminster, amant et mécène de Gabrielle Chanel, qui finança en partie la construction.
La villa abrite aussi des drames. En 1935, Paul Iribe, décorateur et compagnon de Coco Chanel, meurt subitement d’une crise cardiaque sur le court de tennis de La Pausa. Un événement qui marque profondément la créatrice. Mais la maison continue de vibrer, animée par une effervescence artistique. En 1938, Dalí y passe plusieurs mois et signe certaines de ses œuvres majeures, notamment L’Énigme sans fin.
Gabrielle Chanel orchestre ces moments avec le naturel d’une hôtesse visionnaire, bien avant l’heure des résidences d’artistes. Ses journées s’ouvrent au son des cigales et à la lumière franche du Sud. Elle prend son café sur la terrasse, entourée d’iris en fleurs, lit Nietzsche ou la correspondance de Proust à l’ombre des figuiers, discute longuement avec ses invités nus pieds sous les cyprès, médite et imagine des mondes avec une liberté rare pour l’époque.
À La Pausa, Chanel affine aussi son vocabulaire stylistique : robes en lin blanc, espadrilles, grands chapeaux de paille, absence de corset… L’influence du lieu sur sa mode est indéniable. Elle y invente un chic méditerranéen libre et sans effort, qui deviendra l’empreinte du style Riviera.
D’oubli en renaissance : une maison au destin romanesque
Après la mort du duc de Westminster en 1953, Gabrielle Chanel vend La Pausa. Trop de souvenirs douloureux. La maison est acquise par Emery Reves, journaliste et écrivain américain d’origine hongroise et agent littéraire de Winston Churchill. Ce dernier y séjourne à onze reprises, précisément 54 semaines entre 1956 et 1959, y écrivant une grande partie de son œuvre monumentale History of the English-Speaking Peoples – preuve que La Pausa n’a jamais cessé d’attirer les esprits brillants.
Sir Winston Churchill et sa femme, Lady Clémentine Churchill, à La Pausa © Chanel
Après le décès d’Emery Reves en 1981, sa veuve Wendy Reves lègue une partie du mobilier d’origine ainsi que les œuvres d’art abritées au musée d’art de Dallas dans lequel cinq pièces de la villa La Pausa sont reconstituées. L’aile Reves est inaugurée en 1985. Wendy Reves meurt en 2007.
La villa sombre ensuite dans un relatif oubli, jusqu’à son rachat en 2015 par la Maison Chanel, dans un geste de réappropriation patrimoniale rare et élégant. Après cinq années de restauration par l’architecte Peter Marino à partir d’archives et de photographies anciennes, La Pausa retrouve son esprit d’original : patios ombragés, cloître méditerranéen, mobilier d’époque retrouvé aux enchères ou reproduit et jardin restitué avec soin.
Bien que la villa ne soit pas accessible au grand public, elle fonctionne aujourd’hui comme un lieu de résidence dédié aux artistes, écrivains et créateurs. Dès septembre 2025, La Pausa accueillera les membres de l’équipe créative de la Maison Chanel ainsi que des invités impliqués dans des projets culturels liés au Chanel Culture Fund.
Yana Peel, directrice internationale Arts et Culture de la Maison Chanel, explique avoir découvert que Gabrielle Chanel ne décorait pas La Pausa avec des œuvres d’art, mais préférait inviter les artistes eux-mêmes, à qui elle offrait le luxe ultime : la liberté, le temps et l’espace. À partir de l’automne 2025, la villa, réouverte par Chanel Arts, Culture & Heritage, redeviendra un espace vivant de création et de dialogue renouant ainsi avec la tradition de rencontres créatives initiée par Gabrielle Chanel dans les années 1930.
En restaurant et valorisant La Pausa, la Maison Chanel montre son engagement à faire vivre le patrimoine architectural et intellectuel de sa fondatrice. Une renaissance qui réconcilie la Maison avec son destin.
La Pausa, un autoportrait en lumière
La Pausa ne fut jamais une villa ostentatoire. Elle était le refuge d’une femme libre, un lieu où Gabrielle Chanel s’affranchissait des attentes, des regards, des conventions. Elle y créa une existence à part, fidèle à ses valeurs : sobriété, élégance, autonomie. Chaque détail de la maison dit quelque chose de son histoire – de l’enfant abandonnée à Aubazine à l’icône du style moderne.
Aujourd’hui encore, La Pausa incarne cette vision radicale de l’évasion : une villa-refuge pour les esprits qui veulent penser autrement, habiter autrement, créer autrement. Et pour ceux qui y accèdent, c’est toujours une pause – hors du temps, fidèle à l’essence de Gabrielle Chanel, un laboratoire d’idées, un rêve d’été devenu réalité…
À lire : La Pausa, la villa méditerranéenne idéale de Gabrielle Chanel chez Flammarion à paraître en septembre 2025
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Photo à la Une : montage du portrait de Gabrielle Chanel et La Pausa © La Pausa
