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Rendez-vous avec la célèbre galeriste Sylvana Lorenz : l’héritière des mémoires de Pierre Cardin

Rendez-vous avec la célèbre galeriste Sylvana Lorenz : l’héritière des mémoires de Pierre Cardin

Dans son dernier livre « Madame Cardin. A la cour du dernier empereur de la mode », Sylvana Lorenz raconte les coulisses de sa vie auprès de Pierre Cardin pendant plus de trente ans. Le couturier est décédé le 29 décembre 2020, à l’âge de 98 ans. Le rideau est tombé, fin de la représentation. C’était l’homme qu’elle aimait et qui ne l’a pas épousée. Ses confidences lors de ma visite à son domicile parisien.

 

Très souriante, Sylvana Lorenz, en tailleur de rouge et noir signé Pierre Cardin, m’ouvre la porte de son appartement, avenue Niel, dans le 17ème arrondissement, à Paris.

 

Ce n’est pas une surprise, elle m’avait prévenue : son univers a pour décor la réplique des salles du 1er étage du célèbre restaurant Maxim’s. Pierre Cardin y a ordonnancé les travaux avec ses propres artistes. Comme si le défunt couturier désirait marquer son empreinte à jamais dans la vie de celle qui lui a voué un amour sans limite.

 

Au mur, les peintures turquoise ou vert céladon, avec Maxim’s peint en lettres dorées, créent une atmosphère nostalgique. Une autre époque, La Belle Epoque. On se croirait « presque » dans un musée : meubles, services de table avec les dessins de Sem, linge de maison sont griffés au nom de l’homme aux 800 licences. Des portraits de Cardin signés Gérard Le Cloarec, Dimitri Parant immortalisent le disparu. Derrière le piano, une photo en noir et blanc de Françoise Sagan avec Jacques Chazot et Annabel Buffet attire mon attention.

 

L’artiste Patrice Breteau a stylisé les couloirs de l’appartement avec des peintures murales identiques à celles du Palais Bulles. Sylvana se prête au jeu de poser devant un tableau de Pal Sarkozy, le père de Nicolas Sarkozy, qui a exposé à l’Espace Cardin en 2010. Totalement investie dans sa mission de biographe de Pierre Cardin, la maîtresse des lieux répond à mes questions.

 

Pourquoi ce livre s’intitule « Madame Cardin » ? N’est-ce pas un peu provocateur alors que vous n’avez pas de lien de parenté avec Monsieur Cardin ?

 

Ce sont les jaloux, des collègues de la maison Cardin qui me raillaient et me surnommaient ironiquement « Madame Cardin ». Certains collaborateurs étaient prêts à s’entretuer pour un regard de leur maître. C’était un homme magnétique. On pouvait difficilement lui résister. Il m’a satellisée et j’ai tourné autour de lui comme une petite planète qui autour d’un astre. J’étais amoureuse de lui, j’aurais aimé qu’il m’épouse, qu’il me fasse un enfant. Bien sûr, il était homosexuel, mais ce n’était pas un rêve complètement fou.

 

« Madame Cardin. A la cour du dernier empereur de la mode », éditions l’Archipel, 208 pages, 20 euros

 

Dans le film House of Cardin, on le voit me dédicacer un livre : « Pour Sylvana, l’amour de ma vie ». Aujourd’hui, je me sens veuve, la veuve de Pierre Cardin après plus de trente années à ses côtés. Ce livre est publié après sa mort, je peux m’autoriser à parler de mon histoire d’amour, ce que je n’ai pas fait dans la première biographie de lui en 2006. Par discrétion pour lui et sa famille.

 

Par quel concours de circonstances avez-vous fait la connaissance de Pierre Cardin?

 

Vous croyez au destin, vous  ? En fait, ma destinée état liée à Pierre Cardin dès l’âge de 9 ans. Ma mère ne s’intéressait pas beaucoup à moi et j’en souffrais. Un jour, je la vis feuilleter un magazine et porter son attention à une photo de Pierre Cardin et de sa fiancée Jeanne Moreau. Pour faire mon intéressante, je lui ai dit « Un jour, quand je serai grande, j’irai à Paris et je l’épouserai ! ». J’ai fait un transfert affectif, d’autant que mon père ne me voyait pas, ne m’entendait pas, ne me parlait pas. Le temps a passé, j’avais oublié mon serment.

 

Un homme d’une soixantaine d’années est entré dans ma galerie d’art de l’Hôtel Bristol, un après-midi en 1983. Il m’a dit : « Je voudrais acheter cette petite main en bronze qui est en vitrine, mais je n’ai pas d’argent sur moi. Pourriez-vous me la livrer en face, au 59 du Faubourg Saint-Honoré. Je suis Pierre Cardin ». C’était la main du destin ! Je ne l’avais pas reconnu tout de suite. Il avait avec une carrure imposante, des cheveux blancs, des lunettes de vue.

 

Comment avez-vous créé un lien durable avec lui  ?

 

Quelques mois après avoir livré la petite main, la direction du Bristol m’informa que mon bail ne serait pas renouvelé. Pierre Cardin, surnommé le roi du Faubourg par les commerçants du quartier, possédait plusieurs locaux dont une petite galerie, avenue Matignon.

 

Je parvins à obtenir un rendez-vous bien qu’il ne soit pas vendeur. Face à son refus, j’ai lâché : « C’est que … si je quittais le quartier, je n’aurais plus l’occasion de vous revoir. » Déstabilisé, il m’a invitée à déjeuner à l’Espace Cardin qui allait devenir mon Royaume. C’était un cancer, un artiste, il avait des antennes.

 

« Je passais un moment hors du temps avec un dieu descendu de l’Olympe »

 

Votre trait de caractère dominant, c’est l’audace ?

 

C’est sûr ! Je suis une personne qui a de l’audace, qui n’a peur de rien. Sans culot, je n’aurais pas eu la même vie. Pendant ce déjeuner, je lui ai avoué que j’étais amoureuse de lui depuis l’âge de 9 ans. Sa fourchette est restée en l’air pendant quelques secondes ! Et, pour le coup, il a baissé le prix de la galerie à 900 000 francs. Je ne les avais pas, mais j’ai accepté sur le champ. Je passais un moment hors du temps avec un dieu descendu de l’Olympe. Et heureusement, j’ai trouvé une associée, une riche héritière.

 

C’est ainsi que vous avez commencé à entrer dans son intimité ?

 

Pierre Cardin n’a pas condamné la petite porte qui communiquait entre ma galerie, où j’exposais Ben, Arman, César et tous ceux que j’avais connus à Nice, et son hôtel particulier du Faubourg Saint-Honoré. Ainsi, je pouvais me glisser dans sa vie. Il se couchait à 2 heures, était à son bureau à 5h30. A 8h, il était à l’atelier. A 10 h, il y a une file d’attente impressionnante devant son bureau, c’est à qui verrait le maître en premier. Il pouvait dîner chez Maxim’s ou manger n’importe quoi dans un boui-boui sans tomber malade. Une force de la nature !

 

Nous nous voyons fréquemment et il a commencé à se confier. C’était un grand séducteur, il me faisait chavirer quand il posait son regard sur moi, ses mains quand il m’habillait… ll a toujours eu une attitude ambiguë à mon égard dosant l’intensité en parfait alchimiste des sentiments. C’était un homme qui aimait les hommes, mais aussi les femmes. Il aurait aimé avoir une femme, des enfants… Il est né en 1922 et vivait son homosexualité comme une malédiction, car à l’époque, on mettait les pédérastes en prison. Trois de ses amants sont morts du sida. Personne ne sait tout ce que j’ai raconté dans ce livre. Je suis la récipiendaire et l’unique héritière de ses mémoires. Vous pouvez l’écrire en lettres de feu !

 

Pendant une dizaine d’années, vous vous êtes éloignée de Pierre Cardin. Et vous avez gagné vos galons de découvreuse de talents dans le domaine de l’art contemporain.

 

Contre mon gré, j’ai quitté l’avenue Matignon. Peter, l’amant de Pierre Cardin, qui était malade du sida, lui avait demandé de murer la porte de communication qui existait entre nous.

 

Le 12 septembre 1987, j’ai inauguré ma nouvelle galerie, au 13 rue Chapon, dans le Marais, avec une exposition de John Armleder, entouré de ses amis du groupe Néo-Géo, Olivier Mosset, Gerwald Rockenschaub et Allen McCollum. Beaucoup d’artistes ont exposé pour la première fois dans ma galerie, comme l’allemand Martin Kippenberger, Erwin Wurm, Heimo Zobernig, Steven Parrino, Mark Dion. Mes artistes ont été récupérés par de grands marchands, notamment Thaddaeus Ropac, Max Hetzler, Fabienne Leclerc.

 

A l’époque, personne ne les connaissait. Aujourd’hui, leurs œuvres valent des millions d’euros. J’investissais tout l’argent que je gagnais en tant qu’expert auprès de Maître Pierre Cornette de Saint-Cyr. Mais au bout de 10 ans, je me suis ruinée et j’ai jeté l’éponge.

 

« Mon entrée à L’Espace Cardin a marqué mon intronisation à la cour de Pierre Cardin. »

 

Pierre Cardin vous a alors définitivement satellisée en vous offrant la galerie de la rue du Cirque, puis L’Espace Cardin ?

 

J’avais 43 ans et je pensais que mon destin de prêtresse de l’art contemporain s’arrêtait là. Mais j’ai croisé Pierre Cardin lors du cocktail d’inauguration de Maxim’s, le 21 octobre 1997. J’ai alors rétabli la connexion en un clin d’œil : « Bonsoir, monsieur Cardin, auriez-vous une galerie à me céder ? » Il me répondit : « Prenez rendez-vous avec mon assistante ».

 

Il ne pouvait me recevoir, mais avait briefé le DRH. Il m’a confié sa galerie de la rue du Cirque, puis l’Espace Cardin, car celle-ci devenait trop petite. Mon entrée à L’Espace Cardin a marqué mon intronisation à la cour de Pierre Cardin. C’était Louis XIV à Versailles. Il se comportait en monarque, il aimait en jouer.

 

Sylvana Lorenz avec Pierre Cardin. A gauche sa fille Amandine et sa petite fille Appolline, à droite sa petite fille Athenais 

 

Quel rôle avez-vous joué exactement, en charge des choix artistiques et des relations publiques ?

 

J’ai été la cheville ouvrière de L’Espace Cardin qui ronronnait depuis 1970. Marlène Dietrich, dont Pierre Cardin était un grand admirateur a joué dans son théâtre. Elle l’a très mal traité, capricieuse, perpétuellement insatisfaite. Cyrielle Clair a repris la vie de de Marlène Dietrich à sa demande.

 

Pour les expositions, je m’appuyais sur des valeurs sûres : Robert Combas, Fred Forest, Miguel Chevalier, Werner Hornung…  Je faisais en sorte que tous les évènements soient des succès. La soirée s’enchaînait jusque tard dans la nuit. A 18 h vernissage, 20h30 représentation théâtrale, 23 h diner chez Maxim’s. Je jouais les maîtresses de maison en robe de cocktail naviguant au milieu des têtes couronnées et des stars comme Jean-Claude Brialy, Alain Delon, Michel Legrand.

 

Ce qui m’importait, c’était de mettre en lumière Pierre Cardin, d’être en quelque sorte son agent publicitaire. J’organisais des fêtes somptueuses dans son Palazzo Bragadin lors de la Biennale de Venise, au Palais Bulles à Théoule, au château de Lacoste dans le Luberon. Je participais à des émissions People à la télé où j’apparaissais, bien entendu, toujours habillée en Pierre Cardin. Parfois mes propos faisaient scandale, mais lui, il en riait.

 

Dans ce livre, vous retracez l’itinéraire de ce jeune émigré italien, faisant ses débuts à Paris, sans famille et sans argent.

 

Il a connu Jean Cocteau en réalisant les costumes du film La Belle et la Bête  pour Jean Marais. Puis, il a travaillé avec Christian Dior, et a présenté, en 1953, sa première collection avec la robe bulle qui a fait fureur. Il a fait fortune avec ses collections futuristes, ses défilés spectaculaires et ses licences diffusées à travers le monde.

 

Pierre Cardin était un grand démocrate. Il voulait aussi bien habiller la concierge que la femme du monde. Il a lancé le prêt-à-porter, les autres couturiers l’ont dénigré. Tous l’ont suivi ensuite. Je suis la deuxième femme à l’avoir mis sous le feu des projecteurs. Il est sorti de l’oubli où il était tombé depuis la fin de sa love story avec Jeanne Moreau.

 

Il aimait l’argent au point de rêver la nuit qu’il pouvait s’enrichir en vendant un bouton à un milliard de Chinois. Avec ses 800 licences et ses usines dans plus de 110 pays, il a construit un empire. Mais, il est resté un homme libre jusqu’à sa mort. Aujourd’hui, c’est Rodrigo Basilicati-Cardin, son petit neveu, qui est le Président de la société. Il a eu 50 ans le jour de la mort de son grand-oncle. Un signe ? Il n’est pas son héritier direct, mais c’est lui que Pierre Cardin a choisi entre tous ses descendants. L’héritage de Pierre Cardin concerne une vingtaine de neveux. C’est assez compliqué…

 

« Je suis la prêtresse du culte de Pierre Cardin »

 

Vous regrettez de ne pas avoir été couché sur son testament ?

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Bien sûr que je le regrette. J’aurais adoré m’occuper de ses affaires ! Et je pense que j’aurais excellé à les développer. Mais, à sa manière, il m’avait prévenue.

 

Le jour de mon anniversaire, le 14 février 2012, jour de la Saint-Valentin, Pierre Cardin m’a offert le Conte du ver à soie, avec un petit rire en coin. Il l’avait écrit en 1992 à l’occasion de son entrée à l’Académie des Beaux-Arts dont il était très fier. A l’époque, je n’ai pas compris le message de ce texte initiatique. Ce qu’il voulait c’est que je l’aime de manière désintéressée. Un jour, il m’a demandé  « Mais est-ce que vous m’aimeriez si je n’étais pas Pierre Cardin ? ». J’ai répondu : « Bien sûr que non. C’est Pierre Cardin que j’aime ! ». Et il est parti dans un grand éclat de rire, car il ne s’attendait à une réponse aussi franche.

 

Pierre Cardin m’a légué ses mémoires. C’est le plus bel héritage qui soit. A moi seule, cet homme secret a raconté sa vie par bribes durant les trois décennies que j’ai passées à ses côtés. Dans ce livre, je dévide le fil précieux des souvenirs de celui qui fut mon seigneur.

 

Avez-vous des projets en cours ?

 

Je suis la prêtresse du culte de Pierre Cardin. Pour lui rendre hommage, j’aimerais que l’histoire que je raconte dans ce livre soit transposée au cinéma. Je suis en relation avec deux producteurs que je connais bien, avec lesquels j’ai déjà travaillé, qui sont intéressés par l’idée d’un film. Sa vie a déjà été relatée dans le documentaire House of Cardin. Dans ce film, j’aimerais que l’on parle de ma vie. Moi et Pierre Cardin.

 

Quelques dates-clés : Sylvana Lorenz de sa naissance à la dernière biographie de Pierre Cardin

 

14 février 1953 : naissance à Tunis .

1965 : arrivée à Nice avec ses parents.

13 aout 1970 : mariage avec Günther Lorenz.

1972 : arrivée à Paris .

1975 : naissance de leur fille Amandine.

1976 : Licenciée Ès Lettres d’Enseignement de l’Université de Paris X Nanterre.

1981 : Première galerie d’art contemporain, Sylvana Lorenz,  située dans l’Hôtel Bristol, 112 rue du Faubourg Saint Honoré, à Paris.

1985 : Galerie d’art contemporain, Sylvana Lorenz, située au 29 avenue Matignon, à Paris.

1986 à 1996 : Galerie d’art contemporain, Sylvana Lorenz, au 13 rue Chapon, dans Le Marais, à Paris.

1986 à 1996 : Expert en art contemporain à l’Étude Cornette de Saint Cyr.

1997 à 2018 : Professeur d’art contemporain à l’Institut d’Études Supérieures des Arts (IESA).

1991 : « L’ingénue Galeriste », éditions Antoine Candau

1994 et 1995 : Chroniqueuse d’art  dans l’émission de Christophe Dechavanne: « Coucou, c’est nous », sur TF1.

1995 et 1996 : Chroniqueuse de performances artistiques à l’émission « Paris Dernière » sur la chaîne Paris Première du groupe M6.

1997 à 2015 : Responsable de la communication de l’Espace Cardin.

1997 : Chroniqueuse d’art dans l’émission de Laurent Fontaine : « Le meilleur du pire », sur Canal Jimmy, filiale du groupe Canal+.

2000 à 2002  : Chroniqueuse d’art dans l’émission : «  Jet Set » sur M6  pour Productions Tony Comiti.

2002 à 2004 : Chroniqueuse d’art dans l’émission : «  J’y étais », animée par Frédéric Lopez sur Match TV.

2003 : « A nous deux Paris », Éditions Flammarion.

2006 : « Pierre Cardin : Son fabuleux destin », Éditions Calmann-Lévy.

2021 : « Madame Cardin. A la cour du dernier empereur de la mode », Éditions l’Archipel.

 

 

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Photo à la Une : © Presse


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